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y reportera sans cesse ses souvenirs et ses pas. Au travers de nuées lumineuses, d’infinis espoirs s’entr’ouvrirent devant lui. Il comprit désormais ce qui le séparait de Lygie. Lui, n’avait aimé en elle que la beauté des formes, tandis que cette croyance en faisait une créature à part, inaccessible aux tentations et aux voluptés terrestres. Cette religion nouvelle inoculait à l’âme des sentimens étrangers à ce monde au milieu duquel il vivait. Alors même qu’elle l’eût aimé, jamais la vierge chrétienne ne lui sacrifierait la moindre parcelle de sa foi. La fidélité à laquelle aspirait Lygie différait d’une façon absolue de ce bonheur, que lui Vinicius, et Pétrone, et Néron, et Rome, et tout l’empire, se proposaient comme le but et le prix suprêmes de l’existence.

Une fois ces vérités entrevues, le cercle lumineux s’élargit. L’homme ancien meurt en lui. Sa nouvelle tentative d’enlèvement avortée, quand, blessé, il se voit soigné par ces mêmes chrétiens, honnis, traqués et condamnés par lui, je ne sais quelle confusion, quelle douleur, quel repentir, mais aussi quel espoir, bouleversent son cœur superbe de païen et de soldat.


— « Tu es plus heureuse que moi, disait-il à Lygie, ici même, dans ce misérable réduit d’Ostrianum, au milieu de ces gens si humbles, car nulle force ne saurait te ravir ni ton Christ, ni ta foi. Mais moi, qui n’ai que toi seule au monde, lorsque je te crus perdue, je me vis semblable au dernier des pauvres, qui n’a ni toit pour abriter sa tête, ni pain pour sustenter son corps. Je t’ai cherchée partout, ne pouvant plus vivre loin de toi. Sans cet espoir de te retrouver un jour, je me fusse jeté sur la pointe de mon glaive. Et j’ai peur de la mort maintenant, puisque mes yeux cesseraient de te contempler. Vous dites votre Christ miséricordieux et tout-puissant ; eh bien ! qu’il me donne ton amour, et je l’adorerai, lui, ce dieu des esclaves. Mais tu ne penses qu’à lui. Je souffre, j’en suis jaloux ! Tourne vers moi tes regards… sans quoi je pourrais aussi le haïr… Tu es ma croyance et mon salut. Béni soit l’homme qui t’a engendrée, bénie la femme qui t’a conçue, et béni soit le sol qui t’a vue naître. Prosterné à tes pieds, je t’invoquerai dans mes prières, et ferai monter autour de ton image l’encens des offrandes pures. »

Le cœur de Lygie palpitait à ces paroles. Elle l’aimait sans le savoir encore. Ses idées battaient en déroute, comme une troupe d’oiseaux affolés. Il lui semblait que, tombée dans un réseau dont elle s’efforçait de rompre les mailles, elle les sentait au contraire se resserrer en une trame inextricable autour d’elle. La vue de Vinicius lui devenait de jour en jour plus nécessaire, sa voix plus chère, les heures