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accompagné par une decrescendo dans la décoration intérieure, qui semble inviter le pèlerin à se dépouiller de ses pensées terrestres au fur et à mesure que l’on précipite son ascension vers le sanctuaire.

Un parc immense entourait la pagode, dissimulant les habitations des prêtres et de charmans édicules qui étaient sans doute des bibliothèques. De grands bassins ou srâs retenaient l’eau tombée pendant la saison des pluies, et servaient aux ablutions. Un mur rectangulaire, de quatre kilomètres de longueur, renfermait ces constructions, entouré lui-même d’un large fossé que traversaient quatre ponts. Contrairement aux autres monumens khmers, où l’avenue principale est toujours tournée vers l’Orient, Angkor-Wat avait ses avenues d’honneur ouvertes vers l’ouest. Une chaussée dallée la reliait à la capitale ; sur les bords de la route de pierre, le Naga, porté par des géans agenouillés, s’allongeait en balustrades, rappelant le barattement de la mer de fait, tel qu’il est figuré sur les merveilleux bas-reliefs des cloîtres de la première galerie.

Tout le temple est bâti en belles assises de grès, que les indigènes appellent le thma-phoc, la pierre de boue ; et, en effet, quand elle est fraîchement taillée, son grain très fin, d’un gris indécis, a l’apparence de boue solidifiée.

Malheureusement, les intempéries du ciel ont taché les surfaces de nuances ingrates. Il y a des ruines que la patine des siècles a embellies et comme fardées ; le temps n’a eu que des outrages pour la vieillesse d’Angkor-Wat, il l’a salie. Le thma-phoc est devenu verdâtre aux endroits où battent les pluies de la mousson du sud-ouest, violacé là où le soleil a cuit les façades, et, partout, la pierre a pris une couleur terne et triste.

La pagode n’est à son avantage qu’à l’heure du coucher du soleil, à l’instant fugitif où ses derniers rayons projettent sur le temple des flammes d’or bruni auxquelles s’opposent de grandes ombres bleues. Mais, pour sentir le charme mystérieux, le je ne sais quoi de divin qui demeure en ces vieilles pierres, il faut errer dans les galeries d’Angkor-Wat par une nuit de clair de lune, seul, sans torche, dans le grand silence qui plane sur la ruine, frémissant aux obscurités profondes des couloirs, cueillant au passage le sourire des Apsaras pâlies, tressait huit aux bruits que les reptiles font en s’enfuyant, anxieux du frôlement des chauves-souris qui veillent autour du sanctuaire…