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à lier partie avec le Piémont. M. de Cavour brûlait d’impatience de conférer avec l’Empereur ; il était tout prêt à partir pour Paris. Mais Napoléon III sacrifiait au romanesque ; il préférait aux chemins battus les sentiers sous bois ; son imagination le reportait aux temps où dans les Romagnes, surveillé et traqué par la police pontificale, il préparait en secret l’affranchissement de l’Italie. C’est sur le versant des Vosges, au centre d’une silencieuse forêt, que devait se décider le sort de l’Europe[1].

Au mois de juin, les projets caressés par l’Empereur étaient arrivés à maturité. Il importait de leur donner corps dans d’intimes pourparlers ; l’heure était venue de s’expliquer à cœur ouvert et directement avec le conseiller de Victor-Emmanuel sur les moyens de les mettre à exécution.

L’Empereur envoya à Turin un personnage de son intimité, le Dr Conneau, pour compléter les explications préliminaires échangées avec M. Nigra et pour concerter un rendez-vous. Le Dr Conneau, d’origine niçoise et marié à une Corse, passait pour un italianissime. Il avait été le médecin de la reine Hortense et avait partagé la captivité de Louis-Napoléon à Ham. Silencieux, intègre, il restait blotti dans le cabinet de l’Empereur ; on l’appelait le chat de la maison. Il fut convenu que M. de Cavour, dans les premiers jours de juillet, prétexterait sa santé pour faire un voyage en Suisse, et que de là il partirait dans le plus strict incognito pour Plombières. Tout fut combiné et réglé comme dans un savant mélodrame.

Macaulay, dans son Essai sur Machiavel, a tracé du politique italien du XVIe siècle un saisissant portrait : « Des plans d’ambition, dit-il, occupent toute son âme, et cependant il n’a sur son visage et dans son langage qu’une modération philosophique. Chacun de ses regards contient un sourire cordial, chacun de ses gestes est une caresse familière. Jamais il n’excite le soupçon de son ennemi par de petites provocations. Son dessein ne se dévoile que lorsqu’il est accompli. Son visage est calme, ses discours sont courtois jusqu’au jour où la vigilance s’endort, où l’adversaire se découvre, où l’occasion de viser sûrement se présentent alors il frappe pour la première et la dernière fois. » Tel

  1. M. Charles de Mazade, dans ses belles études sur l’Italie, a donné de curieux détails sur les prolégomènes de l’alliance. En rapports fréquens avec le comte de Cavour et lié avec M. Nigra, initié à leurs confidences, il a pu marquer les étapes qui ont conduit à l’alliance. Ses récits n’ont pas été démentis par les correspondances, publiées depuis lors, du grand ministre dont il a raconté la vie.