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tout le temps de mûrir et de grandir ; et si des conflits devaient s’engager, grâce à cette tactique, l’odieux et les périls d’une agression retomberaient sur l’Autriche.

L’Italie donnait, surtout depuis que Pie IX, à son avènement au trône pontifical, s’était écrié : « Lève-toi, peuple italien, pour conquérir ton indépendance ! » le spectacle extraordinaire d’une nation au-dessus de laquelle la conquête passait sans l’atteindre : repliée sur elle-même, elle semblait impénétrable à l’influence étrangère qui la dominait. La vieille antipathie entre Impériaux et Italiens se manifestait sous toutes les formes. Partout où paraissait un officier autrichien, les habitans se retiraient ; on s’abstenait de fumer pour priver le gouvernement impérial d’une ressource fiscale ; le vide se faisait sur les places publiques où jouaient les musiques militaires. C’étaient les conspirations du cigare et de la musique, irritantes pour l’oppresseur, mais échappant à toute répression. L’Autriche était campée dans un pays conquis et non soumis. Elle s’en irritait et contribuait par des mesures violentes à exciter les passions ; sa bureaucratie formaliste, tracassière, violait l’intimité de la vie privée ; elle enveloppait le pays dans le réseau d’une police ombrageuse et vexatoire. Le Piémont exploitait les embarras, les fautes, les emportemens des « Tudesques ; » il se constituait le champion de tous les patriotismes froissés ; il devenait le refuge de tous les Italiens bannis de leur pays. Il était, comme on le disait, l’organe vivant, agissant, de la péninsule entière, le complice militant des sentimens d’indépendance et de libéralisme qui fermeraient dans les classes éclairées.

Son roi, pénétré des traditions de sa maison, n’avait plié sous le poids d’aucune des épreuves que, depuis la sanglante défaite de Novare en 1849, le Piémont avait traversées. Obstinément il était resté sur la brèche, substituant sur sa bannière le mot d’Italie au mot de Sardaigne. Ce fut le secret de son prestige, de sa force ; les patriotes avaient foi en lui ; ils savaient qu’il combattait pour l’unité italienne. Il n’est pas de grands souverains sans grands ministres : Victor-Emmanuel eut le mérite d’associer à ses desseins, bien qu’il n’eût pas de sympathie pour sa personne, un ministre de grande envergure qui lui servait d’outil universel. « Nous avons une constitution, un gouvernement, des chambres, et tout cela s’appelle Cavour, » disait-on à Turin[1].Par

  1. Cavour s’était chargé de trois ministères, sous le prétexte d’établir une parfaite harmonie entre la politique intérieure et la politique extérieure.