foule, on s’étonne de son immobilité et surtout de son silence. Ainsi les divers élémens du spectacle se contredisent. Mais une autre contradiction, plus grave et plus profonde, existe entre le décor ténébreux et l’éblouissante musique. Au dénouement de cet opéra, même à la mort de cette femme, il faut le soleil. Les mélodies, l’orchestration, toute la musique enfin demande, exige ici la lumière, et, pour l’avoir obscurcie, on a sacrifié à de négligeables et d’ailleurs douteuses vraisemblances, la vérité musicale, esthétique, autrement dit, puisque nous sommes au théâtre, la véritable vérité.
Ailleurs, partout ailleurs qu’en ce dernier tableau, la mise en scène de Carmen est aussi juste que pittoresque. Rien de plus animé, de plus coloré que la taverne de Lillas Pastia au second acte, si ce n’est la rue de Séville, au premier. Ici la vie silencieuse est en harmonie avec la vie sonore ; l’équilibre est parfait et continu entre ce qu’on voit et ce qu’on entend.
Ce qu’on entend est délicieux. Pour la réouverture du théâtre, Carmen s’imposait ; Carmen, l’opéra-comique moderne par excellence ; Carmen, nouveau chef-d’œuvre de notre génie ancien, qui développe ce génie au lieu de le mutiler ou de le contraindre ; Carmen, musique d’autrefois et d’aujourd’hui, peut-être de toujours, qui fait deux parts de sa beauté, l’une pour le souvenir, l’autre pour l’espérance. Dès le prélude, ce partage est sensible. L’introduction de Carmen se compose de trois thèmes éclatans : la fanfare de la course, le refrain du torero et le motif singulier, presque diabolique, de l’héroïne. Dans le passé de l’opéra-comique français, les deux premiers de ces trois thèmes ne sont pas sans précédens. On en citerait d’aussi joyeux, d’aussi populaires ou d’aussi « peuple », que celui de la corrida. Le thème du torero (qui n’est pas le plus original) servira tout à l’heure de refrain à l’air d’Escamillo, descriptif et professionnel comme celui du sous-lieutenant dans la Dame Blanche ou, dans l’Éclair, celui de l’officier de marine. Soit pour le personnage, soit pour le compositeur, la différence ici n’est que de métier. Tout autre est le motif de Carmen. Quatre notes seulement le constituent : quatre notes plusieurs fois répétées, étagées à des hauteurs diverses, et toujours comprises dans un intervalle de quarte, un tétracorde, comme disaient les anciens ; mais ces quatre notes sont entre elles dans un rapport si rude, si étrange et si beau, que personne encore ne l’avait découvert ou ne se l’était permis, et que jamais, avant Bizet, un de nos compositeurs d’opéra-comique n’avait posé d’une seule touche, aussi vigoureuse, un personnage aussi vivant.