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gardien les recueille au matin et, si le casuel gastronomique des braves gens s’accommode de ces hécatombes, leur moral ne s’en arrange pas moins. Toute occupation est bonne qui rompt la déprimante monotonie des factions solitaires. Pêche et chasse n’ont malheureusement qu’un temps. Il faut découvrir autre chose. Certains appellent à leur aide les jeux de cartes, de dames ou de dominos ; l’administration leur fournit un nouveau dérivatif dans les travaux extérieurs (construction de digues, de chaussées en pierres sèches, de chemins d’accès, badigeonnages du phare, etc.) dont elle les charge aux beaux mois. Tout au plus pourrait-on souhaiter que ces travaux supplémentaires leur valussent une indemnité quelconque ou un léger supplément de salaire. Un vieux gardien de phare se plaignait que, depuis quelques années, ces travaux se multipliassent de telle sorte qu’ils lui prenaient tous ses loisirs. Celui-là, pour remplir le vide de ses jours, « faisait de la tresse, » des chapeaux, des cabas en paille de seigle, que sa femme revendait sur le continent : soit quatre ou cinq francs par semaine qui s’ajoutaient à son traitement. Mais la plupart des gardiens, anciens pêcheurs ou marins du service, n’ont pas la ressource du père B…, et c’est encore par la lecture qu’ils arrivent le mieux « à faire passer le temps. » En Angleterre, les gardiens lisent la Bible ; chez nous, des romans-feuilletons. Leur cantine en dissimule toujours deux ou trois, découpés dans le Petit Journal ou le Petit Parisien, et que leur prêtent des âmes charitables. Faute de mieux, ils se contentent de numéros dépareillés. La cantine de l’un d’eux, que je visitais par curiosité, contenait ainsi quelques numéros du Pèlerin et de la Croix, les Témoignages et Souvenirs du comte Anatole de Ségur, la première partie de la Pocharde, en cours de publication dans le Petit Parisien, et un Corrigé de cacographie nouvelle. L’administration avait établi une bibliothèque circulante pour les gardiens de phare : elle l’a supprimée depuis quelques années, et elle a aussi bien fait : à ces cerveaux élémentaires, de premier jet, pour qui la lecture ne peut et ne doit être qu’une distraction, elle offrait des traités de morale et des manuels de chimie. Il leur eût fallu de l’Alexandre Dumas père et du Jules Verne, qui m’ont paru jouir chez les gardiens de phare d’une considération toute spéciale.

Quand les distractions sont si rares cependant, les journées si lourdes et si lentes, bien venue des gardiens est la nuit, même en hiver où elle tombe après quatre heures, qui clôt tout de suite