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croisés de 1099 passèrent par Constantinople, qu’avaient du reste visitée auparavant un très grand nombre de pèlerins. Or, nous savons, par des témoignages variés et topiques, quelle impression firent sur eux les richesses architecturales et les splendeurs de tout genre que Byzance étala à leurs yeux. Ce fut un éblouissement, qui se changea bientôt en une fièvre d’imitation.

Tout d’abord la plupart des barons se firent bâtisseurs : aux humbles châteaux de bois entourés de simples palissades, rappelant de très près les antiques villæ gallo-romaines, succédèrent ces monstrueux amoncellemens de pierre ou de briques dont les ruines nous frappent encore de stupeur. Puis ce fut dans la vie quotidienne un total changement d’habitudes. On se mit (nous avons à ce sujet, à partir du XIe siècle, des témoignages précis, dont quelques-uns seront rapportés tout à l’heure) à se visiter, à se recevoir, à faire assaut de luxe. On se mit aussi à traîner derrière soi, quand on se déplaçait, non seulement la foule des serviteurs proprement dits, mais aussi toute une masnada bruyante et bigarrée, composée de chevaliers pauvres, d’aventuriers de toute origine, à la fois cliens et parasites, dont la présence semblait rehausser d’autant plus le prestige du maître qu’ils lui coûtaient davantage. Écoutons par exemple Jaufré de Vigeois, un des écrivains du moyen âge qui ont le plus curieusement observé les mœurs de leur époque : « Les grands d’autrefois, dit-il, usaient volontiers des vêtemens les plus vils, au point que l’évêque Eustorge, le vicomte de Limoges et celui de Comborn n’hésitaient point à se couvrir de peaux de bouc et de renard. Aujourd’hui, les plus modestes rougiraient d’en porter. On s’est mis à fabriquer des étoffes riches et précieuses, dont la couleur s’harmonise avec l’humeur de chacun ; on découpe le rebord des vêtemens en petites sphères et en languettes pointues, de sorte que ceux qui les portent deviennent pareils aux diables que nous représentent les peintres ; on déchiquette les capes et on leur fait des manches aussi larges qu’aux frocs des cénobites… Les jeunes gens portent maintenant des cheveux longs, ont à leurs chaussures d’interminables becs. Par l’ampleur des vêtemens qu’elles traînent derrière elles, les femmes ressemblent à des couleuvres. »

Le bon prieur de Vigeois ne place, il est vrai, ce changement de mœurs qu’au début du XIIe siècle, époque à laquelle appartiennent les personnages dont il regrette la simplicité. Mais c’est sans doute que ces personnages étaient alors des