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l’ouest du domaine méridional, longtemps soumis à la domination très douce des Goths ; c’est là aussi que paraît s’être développé d’abord le régime municipal : or on sait aujourd’hui que ce n’est pas là que naquit la poésie méridionale, mais beaucoup plus au nord, vers le Poitou, la Marche et le Limousin. Le commerce enrichit surtout la classe bourgeoise : or, parmi les troubadours les plus anciens, nous n’en voyons aucun dont l’origine bourgeoise soit certaine. Quant à alléguer « la formation d’une langue riche et sonore », n’est-ce point commettre un paralogisme ? Ce dut être précisément la poésie qui perfectionna la langue, et au prix seulement de longs efforts : le jour où un jongleur limousin eut l’idée de « poétiser » dans la langue vulgaire de son pays, il dut avoir à sa disposition un instrument très analogue à celui qu’eût pu trouver dans son dialecte un de ses confrères normand, italien ou espagnol.

Il faut donc étudier de plus près la constitution et les mœurs de la société où se forma la poésie méridionale, car c’est uniquement, selon nous, d’une question de moment qu’il s’agit. Nous venons de dire où l’on s’accordait aujourd’hui à situer son berceau ; mais ce n’est pas seulement l’état social de ce petit coin de terre qu’il s’agit de retrouver : à peine née, elle se répandit de proche en proche avec une stupéfiante rapidité ; on la trouve d’abord dans le Périgord, la Gascogne, la Guyenne, le Languedoc ; mais, en moins de quelques années, elle avait franchi le Rhône et même les Pyrénées : dès la fin du XIIe siècle nous la rencontrons aussi en Provence, en Dauphiné, en Catalogne, en Aragon. C’est donc que, sur tous ces points, le terrain était bien préparé, et c’est bien de la France méridionale tout entière, — et cela même n’est point tout à fait suffisant, — qu’il y a lieu de nous occuper.

Vers le XIe siècle, la société méridionale se divisait nettement, comme toute la société européenne du Xe au XVe, en trois classes : les nobles, les clercs et une catégorie inférieure comprenant les bourgeois et les vilains[1].

  1. Il faut dire qu’au Midi, à partir du XIIe siècle environ, la distinction entre la noblesse et la bourgeoisie tendit de plus en plus à s’effacer. Les nobles, qui habitaient volontiers la ville, ne dédaignaient point de se livrer au commerce comme les bourgeois. Ceux-ci, de leur côté, étaient souvent possesseurs de fiefs ou d’alleux, et certains finissaient même par obtenir la « ceinture, » insigne de la chevalerie. Voyez, sur cette question compliquée, le livre de M. Dognon, p. 38-42. Mais, à l’époque où apparaissent les premières traces de poésie, la distinction était encore très sensible. Ce qui est certain et caractéristique, c’est qu’avant le milieu du XIIIe siècle, nous ne voyons aucun bourgeois figurer parmi les protecteurs des poètes.