Mais cette fin prématurée ne devait point aller sans de glorieuses compensations. Avant de disparaître, la poésie des troubadours avait eu l’insigne honneur d’éveiller l’inspiration lyrique chez toutes les nations alors accessibles à une influence littéraire. Sans doute, les filles issues de sa maturité ou de sa vieillesse ne lui font pas toutes un égal honneur : les chansons des trouvères, les cantares galiciens du roi Denis et de ses courtisans, les Lieder des Minnesinger ne sont dans leur ensemble, — mais il y a de très notables exceptions, — que des reflets, des ombres de poésie, où il ne faut chercher ni le sentiment ni la vie. Ces exercices d’école ont été au reste singulièrement salutaires aux langues qui s’y sont soumises : c’est de ce travail d’adaptation, en apparence puéril, que datent, dans les diverses littératures que je viens de citer, le souci et le sens de la phrase et du style. Mais nous n’en dirons pas autant de la poésie provençale transplantée en Italie : là, dans ce vieux sol classique, le rejeton devait pousser de profondes racines et devenir lui-même un arbre aux puissantes frondaisons, dont l’ombre allait s’étendre sur toutes les littératures modernes : Guinizelli, Cavalcanti, les maîtres du dolce stil nuovo, Dante lui-même, ont été les humbles disciples des troubadours. Sans doute ils ont transfiguré le vieux formulaire provençal en y faisant luire le rayon platonicien ; mais ils avaient commencé par l’emprunter tout entier. Par Dante, qui n’a été ici qu’un étincelant anneau, il est légitime de rattacher Pétrarque aux troubadours et, par Pétrarque, c’est tout le lyrisme moderne, y compris une partie du romantisme, qui est leur tributaire : aujourd’hui même, quel que soit notre dédain pour les mièvreries pétrarquesques, ne nous rattachons-nous point à Pétrarque, et conséquemment aux troubadours, par cette recherche de l’harmonie verbale et cette intensité de subjectivisme qui ne paraissent pas près de disparaître de notre poésie ?
Voilà sans doute de nombreux et puissans motifs, bien propres à nous intéresser à la poésie provençale. Ne faut-il point s’étonner que nul n’y soit sensible, et que notre génération, dans sa fiévreuse curiosité d’exotisme, n’ait pas un regard pour une littérature qui, bien que nationale, nous est à peu près aussi étrangère que celle du Mexique ou de la Chine ? Ne nous hâtons point pourtant d’accuser le public d’indifférence. La vérité est qu’il est impossible aux non-spécialistes de se renseigner ailleurs que dans des livres arriérés et incomplets.