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il serait manifestement injuste. Il y aurait injustice à parler « de mesures de prudence sociale, » et à ne souffler mot d’un devoir social « actuellement en partie reconnu par la classe régnante. » C’est M. Vaillant qui dit « la classe régnante, » comme s’il y avait encore des classes, comme si l’une d’elles régnait, et comme si, à supposer qu’il y en eût une qui régnât, ce ne serait pas, dans l’État tel qu’il est fait, celle qui dispose du nombre ! Mais enfin quand cela serait, quand le « puissant » ne céderait au « faible » que « ce qu’il ne lui saurait refuser sans danger, » s’il y a vraiment danger à refuser, s’il faut céder ; que ce soit par « mesure de prudence sociale » ou par sentiment du devoir social » ou par l’un et l’autre réunis, ne voit-on pas ce que peut être et par conséquent ce que doit être aujourd’hui la politique sociale ?

Les forces de transformation sociale vont et iront se développant presque à l’infini dans l’État fondé économiquement sur le travail et politiquement sur le suffrage universel ; mais il faut savoir y garder, dans l’intérêt de cet État lui-même, leur place et leur action aux forces de conservation sociale ; c’est à quoi l’on ne réussira que si, les concentrant et les combinant, on les emploie à conserver seulement ce qu’il n’est ni permis, ni possible, à quelque société, à quelque État que ce soit, de rejeter ou d’abandonner : l’idée de patrie, l’idée de famille, l’idée de propriété individuelle. Ces trois points étant mis hors de discussion, étant proclamés intangibles, il n’est pour ainsi dire aucune revendication qui doive être rejetée a priori, qui ne puisse être à tout le moins étudiée et examinée. Et cela, encore une fois, parce que dans une société, dans un État en transformation, les forces conservatrices n’auront de ressort et de jeu là où il est essentiel qu’elles agissent, que si, partout ailleurs, elles-mêmes s’exercent dans le sens des réformes justes et possibles, si elles sont en même temps, et dans une équitable proportion, conservatrices et réformatrices. C’est de cette nécessité qu’est né le néo-torysme anglais ; et c’est elle qu’avaient parfaitement comprise, à de certaines heures de leur vie publique, deux grands hommes d’État, les deux plus grands peut-être de l’Europe continentale, tous deux pourtant assez conservateurs, M. de Bismarck et M. Canovas del Castillo. M. de Bismarck, qui avait implacablement combattu, par des lois exceptionnelles, le socialisme révolutionnaire, voulut un jour essayer de contenir « dans les limites du raisonnable » le prolétariat socialiste allemand. Il