s’en occupait guère, ou, pour mieux dire, les saumons l’avaient posée et tranchée à leur profit. L’aristocratie de l’intelligence s’arrogeait tous les droits, et on l’eût fort étonnée en les lui contestant. Les libres penseurs ne se croyaient point tenus de pourvoir au bonheur de la grenouillère. Ils posaient en principe que l’élite humaine a été mise au monde pour s’affranchir de tous les préjugés et jouir de sa raison, que ce genre de jouissance est un privilège, que la superstition est une faiblesse naturelle aux nombreux, qu’il est inutile de chercher à les en guérir, qu’incapables de se gouverner eux-mêmes, ils doivent s’estimer heureux d’être conduits par un despote intelligent, pourvu qu’il ne tonde pas son troupeau de trop près. L’Allemagne possédait alors des écrivains de premier ordre, des poètes d’un admirable génie. Ils pensaient que le premier devoir des grands hommes est de travailler assidûment à leur propre éducation, d’agrandir, d’ennoblir, d’épurer incessamment leur moi, de mettre en harmonie leurs pensées, leur vie et leurs œuvres, d’offrir au monde en leur personne de beaux exemplaires de l’humanité. Personne ne les accusera de n’avoir pas rempli leur programme.
D’autres écrivains, d’autres poètes, qui se qualifiaient de romantiques et avaient plus de prétentions que de génie, s’étaient chargés de composer le code de l’individualisme littéraire. Ils firent savoir à l’univers que les artistes et les penseurs sont libres de toute sorte d’engagement envers leur prochain, qu’ils n’ont de devoirs à remplir qu’envers eux-mêmes, que tout leur est permis, que les plaisirs illicites sont une source d’heureuses inspirations, qu’il serait criminel de les leur interdire ; que la joie de vivre et de pécher est le secret du talent. Les femmes s’en mêlaient, et il y en avait dans le nombre de fort distinguées. Les romantiques s’étaient appliqués à refaire leur éducation ; ils leur enseignaient que les bienséances sociales sont une niaiserie, qu’à la vérité une honnête femme est tenue de n’avoir qu’un amant, mais qu’elle se rattrape en ayant beaucoup d’amis. Un illustre prédicateur, qui fut plus tard un grand théologien, avait rédigé à leur usage un credo ainsi conçu : « Je crois à l’humanité infinie, qui existait déjà avant que les hommes fussent des hommes et que les femmes fussent des femmes. Je crois que la vie ne m’a pas été donnée pour obéir ou pour me dissiper, mais pour être et pour devenir. Je crois à la puissance de la volonté et de l’éducation pour me rapprocher de l’infini, me délivrer de toutes les servitudes de l’esprit et m’élever au-dessus de mon sexe. Je crois à l’enthousiasme et à la vertu, à la dignité de l’art et aux douceurs de la science, à l’amitié des hommes et