despotisme lui-même ne saurait régner sans elle, que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté, mais qu’ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, invincible, que si on leur refuse l’égalité dans la liberté, ils la voudront dans l’esclavage, qu’ils souffriront l’asservissement, la barbarie, qu’ils ne souffriront pas l’aristocratie. Or, est-il bien vrai qu’en fin de compte tout le monde ait plus d’esprit que Voltaire ? Est-il certain qu’il soit dans l’intérêt de tout le monde d’être gouverné par tout le monde, et les sociétés démocratiques peuvent-elles se passer d’une aristocratie ?
Les égalitaires à outrance attachent moins de prix aux réformes politiques qu’aux réformes sociales. Si leurs vœux étaient exaucés, l’État, disposant de toutes les destinées, s’arrangerait pour que tous les hommes eussent la même taille, la même largeur d’épaules, la même souplesse dans les genoux et dans les coudes, les mêmes circonvolutions cérébrales, les mêmes mœurs, les mêmes goûts, les mêmes idées et, s’il était possible, le même visage. On leur dirait : « L’homme de génie est un privilégié, et les privilèges les plus odieux sont ceux que donne la nature. Soyez médiocres et soyez heureux de l’être. » Hélas ! que deviendraient les sciences, les lettres, les arts ? Que deviendrait ce pauvre monde quand on aurait nivelé du même coup les fortunes, les conditions et les âmes, interdit l’usage des grands talens, des grandes vertus, supprimé tout ce qui distingue, tout ce qui attire le regard ? Est-ce travailler vraiment au bonheur de l’humanité que de sacrifier les individus à l’espèce ou, pour parler grec, « les meilleurs aux nombreux ? » Le duc d’Albe, qui ne se piquait point d’être un démocrate égalitaire, s’est permis un jour de dire qu’un saumon vaut mille grenouilles. Quelle société préférerons-nous, celle qui ne s’occupe que de multiplier les grenouilles ou celle qui avise aux moyens d’avoir en réserve une certaine quantité de saumons ?
C’est une question qui embarrasse M. Ziegler, et, quoique optimiste de son naturel, il confesse que l’avenir des sociétés démocratiques lui paraît un peu trouble et le jette dans de grandes perplexités. Il se sent à la fois très socialiste et quelque peu individualiste ; il porte un vif intérêt aux grenouilles, mais il estime que le monde ne peut se passer de saumons. Comment tout cela s’arrangera, il ne prend pas sur lui de nous le dire. Ce sera l’affaire de nos descendans ; mais il craint que, trouvant notre succession fort embrouillée, ils ne l’acceptent que sous bénéfice d’inventaire.
Cette question qu’il agite sans pouvoir la résoudre a son histoire, qui est en quelque sorte l’histoire du siècle. En 1800, l’Allemagne ne