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les nôtres : « Nous avons mangé notre capital, écrivait l’un d’eux, nous sommes à la veille d’une banqueroute. » Il exagérait, c’est encore un de nos travers. « Il y a en nous, dit M. Ziegler, quelque chose de morbide, de malsain. L’inquiétude d’une vie trop agitée épuise nos forces avant le temps ; les nerfs se détraquent, et dans le fait beaucoup d’entre nous sont des décadens. Nous nous faisons honneur de cette nervosité maladive, nous nous targuons d’éprouver des sensations nouvelles et des sentimens raffinés que ne connaissaient pas nos pères. La vérité est qu’il s’agit d’un cas pathologique, que nous prenons le dérangement de notre esprit pour une marque de supériorité. »

Ce ne sont pas seulement nos nerfs qui nous tourmentent, ce sont nos doutes, nos contradictions. Nous sentons le besoin de croire, nous désespérons de trouver le repos dans le scepticisme ; mais nous avons vu tant de choses, nous avons assisté au naufrage de tant d’institutions et de doctrines, nous sommes devenus si savans, si expérimentés et si subtils, que, malgré tout notre bon vouloir nous ne pouvons revenir au dogmatisme robuste du charbonnier, à la foi soumise des simples et des colombes. En matière de politique, de religion, de morale, de sociologie, il n’est pas de principes qui ne nous paraissent sujets à discussion ; nous avons les nôtres, qui ne sont guère que des opinions probables, et nous n’oublions jamais que, comme les médailles toute vérité a son revers. « Le XIXe siècle, a dit un philosophe allemand, a été le siècle de la critique ; il a détruit tous les mythes, toutes les légendes, à cela près qu’il en a créé quelques-unes. » Malheureusement ces nouvelles légendes sont pour la plupart peu consolantes, et les superstitions modernes manquent de poésie.

Il est dangereux de voir trop clair dans les affaires de ce monde ; les hommes d’une intelligence très déliée sont trop souvent des irrésolus et des impuissans. M. Ziegler a raison, nous sommes plus habiles à lever le lièvre qu’à le tirer. Nous avons agité une foule de problèmes, nous en avons raisonné doctement, et nous laissons au XXe siècle le soin de les résoudre. Il en est dans le nombre de fort compliqués, mais aucun n’est plus embarrassant que la question de savoir comment il faut s’y prendre pour concilier les droits de l’individu avec ceux que s’arroge l’État dans les sociétés démocratiques.

La démocratie est désormais une puissance envahissante, irrésistible, une force élémentaire, avec laquelle les rois eux-mêmes et les empereurs doivent compter. On a dit depuis longtemps que tous les hommes et tous les pouvoirs qui tenteront de lutter contre cette puissance seront renversés et détruits par elle, que de nos jours le