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allume la lampe, monte au champ de bataille. Mais il faut enfoncer la porte. L’hôte est accueilli par un vigoureux coup de bâton à travers le visage ; il riposte et jette à terre un premier aveugle, frappe comme un sourd sur les deux autres. Les chiens s’en prennent à l’hôtesse « qui glapit comme font les femmes, » et lui déchirent la jupe à belles dents. Le combat finit quand tous, essoufflés, moulus, la figure en sang, demandent grâce. Mais il faut payer les frais de la guerre. L’hôtelier, après avoir ramassé la monnaie, dont il ne rend que la moitié, présente un compte d’apothicaire : tant pour l’écot, tant pour les coups imprimés à sa face, tant pour une blessure à l’œil et les honoraires du médecin, tant pour le dommage causé par les chiens à la cotte et aux chairs de la dame, le tout avec menace d’une plainte en justice. Les trois aveugles, épouvantés, vidèrent leurs poches secrètes entre les mains du pirate, lui demandèrent pardon, et quittèrent avec leurs chiens, en pleine nuit, le nez enflé et perclus du haut en bas de leurs personnes, cette auberge de malheur. Ils entrèrent en une taverne pour s’y laver et s’y rafraîchir, et Grazia dit à ses associés : « Les plus courtes folies sont les meilleures ; vous m’avez soupçonné de trahison et de larcin ; j’ai gagné à votre compagnie d’être ruiné, bâtonné et presque assommé ; séparons-nous, mes amis. » Et, très sagement, chacun des trois aveugles, remorqué par son chien, tira de son côté, vers Pise, en chantant la complainte du jour.

Ceci n’est encore qu’un petit tableau de genre, à la flamande, un croquis bouffon de gueuserie italienne prise sur le vif. Mais notre conteur pratique aussi volontiers la grande peinture héroï-comique. Par l’accumulation des détails et le grossissement continu de la vision, il sait obtenir ces effets de crescendo grotesque où Rabelais manifestera toute sa verve. Nous sommes à Macerata, cité ecclésiastique qu’assiègent deux armées, l’une commandée par le comte Lazzo, l’autre, par le comte Rinalduccio da Monteverde, seigneur de Fermo. La ville, provisoirement fidèle au Saint-Père, a fermé ses portes, tandis qu’on bataille aux pieds de ses murs. Lazzo parvient à ouvrir trois brèches dans les remparts, près de la porte de Saint-Sauveur ; il perd beaucoup de monde et n’ose pousser plus avant. Une nuit de violent orage, l’eau du ciel envahit la ville, entraînant ordures et décombres, et bouche un égout : voilà tout un quartier inondé. Une femme descendait à sa cave pour y chercher le vin du souper ; tout à coup, elle se trouve,