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devant un tiers. » Le religieux ainsi traité n’était autre que Dom Garnier, dont la gestion habile avait fait gagner à la communauté des sommes énormes.

Il est vrai que les Chartreux n’en profitent guère et ne thésaurisent pas. Les deux millions de bouteilles expédiées chaque année laissent au couvent, déduction faite des droits du lise et des remises aux consignataires, un bénéfice net d’environ 3 millions de francs. Cette somme passe tout entière en œuvres de bienfaisance, reconstructions d’églises pauvres, aumônes multiples, répandues dans le Dauphiné et dans toute la France. La répartition de ces secours, dont quelques-uns se chiffrent par 20 000 et 30 000 francs, provoque, comme bien on pense, d’innombrables demandes. Y satisfaire avec le discernement voulu n’est pas, pour l’abbé de la Grande-Chartreuse, un mince souci.

C’est au reste le seul que donne cette liqueur : entre le monastère, accroché au flanc de la montagne et comme perdu dans les neiges, où vivent, retranchés du monde, une poignée d’hommes qui se rapprochent du Très-Haut par la solitude, et l’usine enfiévrée, vulgaire, assise dans un village de la plaine pour répondre au besoin éminemment temporel de faibles créatures, qui souhaitent couronner un repas copieux par un petit verre ; entre ces deux institutions contrastantes il n’est d’autre lien que celui-ci ; la direction commerciale et technique de l’entreprise confiée à un religieux, assisté de douze frères convers. Tout le reste du personnel se compose d’ouvriers laïques. Le Père directeur est l’un des trois chartreux qui connaissent le « secret » de la liqueur. Mais, comme on l’a vu par l’analyse qui précède, la plupart des ingrédiens sont connus et la recette par elle-même est peu de chose. La qualité de la chartreuse réside, de l’aveu même des distillateurs concurrens, dans l’eau-de-vie de vin très pure qu’on y emploie et dans la fraîcheur des simples, cueillis aux alentours par les montagnards. On ne saurait avoir le même résultat avec des herbes desséchées. Les ramasseurs, qui vendent à l’usine leur récolte journalière, savent où croît de préférence chacune de ces fleurs non apprivoisées, soit le long des pentes abruptes, soit, comme certaines fougères, au bord de l’eau, près des fontaines et dans des puits abandonnés.

Le bon accueil des personnes les moins cléricales à cette boisson, vendue par des réguliers, a suscité en abondance des tentatives de gastronomie cénobitique, dont l’enseigne se