Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/938

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

degrés plus bas ! Il dit que le régime aristocratique a fait faillite, et que maintenant c’est le tour de la démocratie !… Et ce goût de la réclame, et ce culte du maître d’école ! Mais tous les maîtres d’école sont fous, je vous le certifie ! J’en ai un ici, dans mon village, que j’ai beaucoup étudié. Il s’appelle Krippenstappel, ce qui est déjà un signe assez inquiétant. H a un an de plus que moi, et vraiment c’est, dans son genre, un exemplaire de luxe. Avec cela, un maître d’école excellent : mais il est fou, lui aussi, comme les autres ! »

Le récit de l’élection, où il se résigne à être candidat, les réunions qu’il est forcé d’organiser, son voyage à la petite ville où a lieu le vote, le banquet qu’il offre à son comité après son échec, son retour au château, sont autant de petites scènes d’un réalisme discret et charmant ; et chacune d’elles est pour Fontane une nouvelle occasion de nous faire pénétrer dans l’intimité du vieux gentilhomme. Voici, par exemple, le retour du candidat après la défaite :


La voiture de Stechlin était déjà devant l’auberge, et le cocher, pour se désennuyer, faisait claquer son fouet. Dubslav sortit sur le perron, mais le pasteur, qui devait revenir avec lui, n’arrivait toujours pas… Enfin on partit. Dans la ville tout bruit avait déjà cessé, mais sur la route cheminaient encore, par petites troupes, des ouvriers de la verrerie, qui s’étaient attardés à fêter le succès du candidat socialiste. Et ainsi la voiture courait, dans la nuit, lorsqu’en arrivant au lac Nehmitz, le cocher aperçut une ombre qui barrait le chemin. Il arrête les chevaux. — « Monsieur, il y a quelqu’un qui est couché : je crois que c’est le vieux Tuxen. — Tuxen, l’ivrogne de Dietrichs-Ofen ? — Oui. Je vais un peu voir ce qu’il a. » Sur quoi, après avoir remis les rênes à Dubslav, le cocher descendit et se mit en devoir de réveiller l’ivrogne. — « Hé ! Tuxen ! Qu’est-ce que tu fais là ? Sans le clair de lune nous t’aurions passé sur le corps ! — Oui ! oui ! » grogna l’homme, mais on voyait qu’il ne comprenait pas. Et alors Dubslav descendit aussi, et il aida le cocher à soulever le vieil ivrogne, pour l’asseoir dans le fond de la voiture. Mais le mouvement acheva de réveiller Tuxen : — « Non, non, Martin, dit-il au cocher, mets-moi plutôt sur le siège, près de toi ! » On le mit sur le siège, et longtemps il resta sans rien dire : car il avait honte, devant le vieux baron. Enfin celui-ci reprit la parole et dit : — « Eh bien, Tuxen, tu ne peux donc pas renoncer à l’eau-de-vie ? Tu te couches là, au milieu du chemin ! Et avec ce froid ! Et sans doute tu auras voté pour Katzenstein ? — Non, notre maître, pour Katzenstein nous n’avons pas voté ! » Il y eut de nouveau un silence : puis Dubslav dit : — « Allons, ne mens pas ! Tu n’as pas voté pour Katzenstein ; mais pour qui as-tu voté ? — Pour le compagnon Torgelow ! » Dubslav se mit à rire. — « Pour ce Torgelow, qu’on vous a envoyé de Berlin ! A-t-il donc déjà fait quelque chose pour vous ? — Non, pas encore ! — Eh bien ! alors, pourquoi as-tu voté pour lui ? — Mais, notre maître, on dit qu’il va faire quelque chose pour nous, et qu’il est pour les pauvres gens. Et nous aurons, chacun, un morceau de terre. Et puis on dit qu’il est plus