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aussi rébarbative. C’est bien ce qui explique que la littérature dramatique soit de toutes les formes de la littérature la plus opiniâtrement traditionnelle, et celle où les changemens sont le plus longs à s’imposer. L’immeuble lui-même est ici conservateur de la tradition ; l’atmosphère de la salle en est tout imprégnée ; les murs, les coulisses, les portans des décors lui sont autant de barrières protectrices. Et depuis le concierge jusqu’au régisseur, tous les fonctionnaires de la maison sont intéressés à son maintien. Un spectacle à monter étant une entreprise qui exige une mise de fonds, le directeur hésite à tenter la chance par des moyens qui n’ont pas encore été éprouvés ; les acteurs ont leurs procédés qu’ils ont appris à l’école de leurs prédécesseurs ; le public a ses habitudes où il n’aime guère qu’on vienne le déranger. Les dilettantes, épris de nouveauté et attentifs à la question d’art, sont en petit nombre au théâtre ; ils fournissent pendant les premières représentations un faible contingent ; on a hâte d’en être débarrassé. Le vrai public, ce public payant, dont les intéressés ne parlent qu’avec une dévotion reconnaissante, forme une masse compacte, solide dans sa résistance et qu’il est difficile d’entamer. Il ne lit guère, il ne vient chercher au théâtre qu’une récréation ; tout effort effraie sa paresse naturelle. C’est cet énorme poids mort, c’est cette formidable force d’inertie qui arrête l’élan de tout novateur. C’est pourquoi l’art du théâtre est si souvent stationnaire. Supposez un dormeur qui ne s’éveillerait de son sommeil à travers les siècles que pour saluer l’avènement d’une forme de comédie nouvelle ; son repos n’aurait été troublé qu’à de rares intervalles. Depuis la mort de Molière, il aurait en cent ans tout juste tendu deux fois l’oreille, au job caquetage des personnages de Marivaux, et aux grelots de la Folle journée. Il se serait dans ce siècle rendormi au lendemain de la Dame aux Camélias. Il aurait aujourd’hui une assez bonne occasion de s’éveiller. Le moment est intéressant. Cette fameuse « crise du théâtre, » sur laquelle on a tant et si pédantesquement disserté, a cédé la place à d’autres crises qui sont peut-être de plus de conséquence. Il s’est formé une école d’écrivains dramatiques qui se sont « affirmés, » en ces dernières années, par le seul moyen qu’il y ait de s’affirmer au théâtre : c’est le succès. Le théâtre a gagné en intensité de vie tout ce que, durant la même période, a perdu le roman.

Sous quelles influences s’est opérée l’évolution du théâtre ? Il faut noter d’abord que les événemens de 1870 n’y ont en rien contribué. C’est une remarque que fait justement M. Filon. Il semblait, au lendemain de l’année terrible qu’il se fût produit dans l’esprit français une