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éloignement qui l’a tenu longtemps en dehors de notre atmosphère. Ceux qui, par devoir professionnel, fréquentent régulièrement les salles de spectacle y éprouvent moins le sentiment de la différence que celui de la continuité. En cela pareil à la nature, l’art dramatique ne procède pas par bonds. Et parfois il nous faut un effort assez énergique pour ne pas céder à l’illusion de croire que la pièce à laquelle nous assistons fait suite à celle d’hier, ou, si vous voulez, que c’est une même pièce qui, de soirée en soirée et d’un théâtre à l’autre, se prolongea travers l’année tout entière. Spectateur intermittent, M. Filon était mieux placé que nous pour discerner ce qu’il y a de nouveau dans la comédie d’aujourd’hui, pour distinguer les étapes qui ont été fournies et séparer de la masse les œuvres qui font date. Au surplus M. Filon ne s’était jamais désintéressé du mouvement de notre littérature théâtrale ; cela serait par trop dangereux : un homme qui serait devenu tout à fait étranger aux artifices du théâtre, je craindrais qu’il ne fût incapable de s’y prêter à nouveau et qu’il ne donnât, à la manière de Tolstoï, quelque rude coup d’épaule dans leur ordonnance compliquée. M. Filon n’a pas de ces intransigeances de sauvage. L’île où il habite n’est pas une île déserte. On y peut lire chaque semaine, ou chaque jour, les articles des « maîtres de la critique dramatique » : ce sont MM. Sarcey, Lemaître, Faguet, Henry Fouquier, Paul Perret et F. Duquesnel. M. Filon est un désabusé. Dans l’exil volontaire où il se confine, il y a belle heure qu’il a dit adieu aux dernières de ses illusions. Mais il reste plein de respect pour la critique dramatique et sa « puissante hiérarchie ; » c’est donc que ce respect n’est pas une illusion. Et il a conservé ce goût pour les choses et les gens de théâtre que, bien décidément, tout Français a dans les moelles et dans le sang. Si nous ne faisons pas tous des pièces de théâtre, crainte de les mal faire, du moins parlerons-nous de celles des autres. Si d’aventure nous avons serré la main d’un comédien ou si nous avons été reçus dans la loge d’une actrice, nous en concevons de la vanité, et nous nous arrangeons pour qu’on ne l’ignore pas. M. Filon parle du théâtre en homme qui l’aime, qui y retrouve un plaisir avivé par l’absence.

A ne voir les choses que par l’extérieur, il paraît qu’elles n’ont guère changé pendant un quart de siècle. Les marchands de billets ont conservé leurs positions, et les contrôleurs sont restés à leur poste. C’est tout juste si M. Filon a eu lieu de constater que l’Entracte ne paraît plus et que le marchand de caramels a introduit une légère modification dans sa mélopée. Au surplus, le lustre est aussi aveuglant, les loges sont aussi incommodes, la corporation des ouvreuses est