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cachèrent pas leurs regrets et leur désapprobation de la mesure prise par le Roi. La conversation finit avec un commencement d’aigreur, comme il arrive après les séparations, le Roi, dont l’imagination était très vive, n’étant en ce moment préoccupé que de l’impression fâcheuse produite par le renvoi des ministres.

« Vers six heures, le Roi nous fit appeler de nouveau, M. Guizot et moi. Il désirait donner le commandement général au maréchal Bugeaud, et nous demanda de traiter l’affaire avec les deux généraux Jacqueminot et Sébastiani pour qu’ils acceptassent ce commandement et ne donnassent pas leurs démissions. Nous allâmes à l’État-major. Le général Jacqueminot répondit qu’il se retirerait à l’instant même, que du reste le désordre était apaisé pour le moment, et que toutes les mesures étaient prises. Nous rapportâmes cette réponse au Roi qui jugea convenable d’attendre l’avis du Cabinet qu’il allait former. Des ministres dont le renvoi est annoncé n’ont plus d’autorité morale ; mais, entre nos mains, le pouvoir était encore plus violemment et plus complètement brisé qu’il n’arrive aux Cabinets qui tombent dans des circonstances ordinaires. Le ministère était sacrifié à un tumulte de la rue, à ce qu’on nommait les préventions populaires. Il n’avait plus, ni autorité pour commander, ni force pour couvrir les agens. Cette disposition des esprits nous frappa d’une impression triste, quand nous traversâmes les groupes d’officiers qui remplissaient l’État-major.

« On connaît les funestes incidens de la soirée, et le fameux coup de pistolet tiré devant les Affaires étrangères. Le parti républicain exploita l’émotion de la population avec une habileté infernale. Rien n’est plus inflammable, plus facilement accessible aux impressions soudaines et aveugles que le peuple de Paris. Il est douteux que, sans le coup de fouet donné aux passions de la multitude par la scène des tombereaux chargés de cadavres, le désordre se fût ranimé et se fût le lendemain changé en révolution.

« Je passai une partie de la soirée à l’État-major. Puis je revins au ministère donner les ordres de circonstance. Les nouvelles devenaient plus mauvaises et l’aspect des choses prenait une teinte sinistre. On entendait vers minuit sonner le tocsin à Saint-Sulpice. Un peu après minuit, le Roi m’envoya chercher ; je me rendis sur-le-champ aux Tuileries.

« Le Roi était dans son cabinet avec le duc de Montpensier, M. Guizot, le général Trézel, le maréchal Bugeaud et M. de Montalivet. L’agitation du Roi et de son fils était extrême. On pouvait voir sur leurs visages l’empreinte de ce trouble, qui précède les grandes catastrophes. Le duc