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reçu de solde, n’étaient pas, paraît-il, sans regretter la dépense des fêtes, présage pour eux de nouveaux jeûnes ; mais le sultan, a dit le journal officiel, daignera payer un mois de traitement à ses serviteurs, et la plupart vont regretter seulement que leur maître ne reçoive pas six empereurs. Le clergé qui peuple les mosquées et les écoles ne peut être favorable aux honneurs rendus par le chef des croyans à un infidèle : mais moins que personne il murmure contre « ce qui était écrit. » Pour la multitude inculte des petits ouvriers, vendeurs ambulans, portefaix, bateliers, Guillaume est un vassal qui vient rendre hommage au Grand Seigneur, souverain de toutes les couronnes ; une lueur de fierté pour l’Islam brillerait dans leur âme obscure, s’ils ne savaient que le bien et le mal de l’Islam finissent pour eux en surcroît d’impôts. Tous sentent que leur opinion ne saurait rien empêcher, que la politique de leur maître est comme lui au-dessus de leur consentement, hors de leur portée ; que même en croyant louer, ils courraient risque de déplaire, et ils laissent passer la volonté du sultan comme on laissait passer jadis la justice du roi. On voit encore aux terrasses du vieux sérail la pierre lisse et inclinée sur laquelle les vizirs malheureux, les favoris en disgrâce, les épouses soupçonnées, les eunuques infidèles, se succédaient, cousus dans un sac, glissaient sans bruit dans le Bosphore, et disparaissaient sans troubler même, fût-ce par un bouillonnement d’eau, trace fugitive de leur chute, la sérénité de la mer : tels, sous les yeux de ce peuple sans opinion générale, les événemens passent entourés de mystère et tombent dans les profondeurs de son indifférence, sans même que les bulles d’air appelées les paroles remontent à la surface.

C’est le sultan seul, non Constantinople, qui reçoit l’empereur ; seul Abdul-Hamid a fait des préparatifs, et ils sont hors de la ville. A la place où Galata et Pera cessent de s’étendre le long du Bosphore, la colline qui les porte se continue en une végétation, vigoureuse et parfumée, de grands bois et de jardins fleuris. Parmi les frondaisons touffues qui, du bas de la côte, montent à son sommet, ceintes d’un grand mur et formant un seul domaine, çà et là émergent, tantôt fiers et en pleine lumière, tantôt modestes et dans l’ombre, des palais, des villas, des kiosques. Ce caprice d’un sultan à qui ne suffisait pas un harem de femmes et qui s’est donné un harem de maisons, est Yldiz la bien gardée. Ce domaine de plaisance est un asile de sûreté ; une triple