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son amitié à l’empereur par des faveurs au commerce allemand ? Prétend-il davantage ? quelques concessions de territoire, un de ces gages qu’aujourd’hui les grands États prennent volontiers, pour se donner patience, sur les pays en déclin, sur les peuples à héritage ? Enfin, les gains matériels ne lui suffisant plus, aspire-t-il aux conquêtes morales, et lesquelles ? Songe-t-il à acquérir dans l’Islam un protectorat protestant, songe-t-il à disputer à la France le protectorat catholique ? Mais ces incertitudes ne forment pas même, toutes vives soient-elles, une rumeur de l’immense cité : ce n’est qu’un bruit de plumes sur le papier des ambassades, un vol assourdi de paroles dans quelques salons et quelques cercles, un murmure de prières dans les couvens. Et Pera semblerait ignorer l’hôte de demain si le portrait de Guillaume ne s’offrait aux vitrines des photographes et des papetiers.

Galata qui étend plus bas, au pied de sa belle tour et le long du port, ses rues marchandes, tient aussi plus bas ses pensées. Des Grecs, des Italiens, et la race mêlée des Levantins forment la masse de cette population née pour le trafic et seulement intelligente du gain. Pour eux il n’y a qu’une question allemande : plus l’Allemagne enverra de ses marchandises en Orient, plus ils seront satisfaits, parce qu’elle sait fabriquer au plus bas prix, donner les apparences du fini et de la solidité à son travail, et que, par suite, ils ont, grâce à elle, la double chance d’acheter bon marché et de vendre cher. Il faudra déchanter le jour où les Allemands, au lieu de fabriquer cette pacotille pour les marchands orientaux, viendront eux-mêmes servir les consommateurs. Autant le commerce de Galata aime les Allemands comme fournisseurs, autant il les redoute comme concurrens, et la prévision qu’ils voudront prendre tout le bénéfice de leur industrie jette une ombre sur l’avenir. Mais un voyage d’empereur ne saurait avoir d’influence sur le prochain inventaire, et Galata n’a pas le loisir de rêver aux choses qui ne rapportent rien.

De l’autre côté du Bosphore, au bout de ce pont jeté entre deux mondes sans les unir, commence la ville des Musulmans, Stamboul. Naguère capitale, elle tenait assemblés quatre cent mille fidèles autour du Padishah, le chef suprême, et de la Sublime Porte, conseil des hauts serviteurs qui savaient mettre quelque indépendance dans la servitude et de la tradition dans le despotisme. Veuve, depuis Abdul-Aziz, de ses sultans qui l’ont quittée pour mieux la voir, et, émigrés dans leurs palais du Bosphore,