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recherches qui constituent pour eux le travail même et le triomphe du style. Et comme il nous faut pourtant de ces « stylistes » ; comme ce sont eux qui peut-être empêchent les langues humaines de dégénérer en une pure algèbre ; comme il est vrai enfin qu’une langue est une œuvre d’art et qu’on a donc toujours le droit de la traiter comme telle ; il y aura donc toujours des juges, et de bons juges, pour critiquer dans le style de Molière, je ne veux pas dire son « jargon » et ses « barbarismes, » ni même ses « négligences, » mais la liberté de son allure, et je ne sais quelle insouciance bourgeoise, ou même utilitaire, de tout ce qui n’a pour objet que de caresser agréablement l’oreille, d’amuser l’esprit, ou de surprendre la curiosité.

En revanche, il aura pour lui, non seulement les Moliéristes, — les « Moliéristes » sont des dévots ou des « maçons », des francs-maçons dans l’admiration desquels il n’entre pas un atome de critique, — mais tout ce qu’il y aura toujours en France de Gaulois. Et peut-être ceux-ci n’admireront-ils pas toujours en lui ce qu’il a de meilleur. Ils feront, eux aussi, la confusion que nous disions des idées ou de la philosophie de Molière avec son style. Ils n’admettront pas qu’il y ait rien à reprendre ou à critiquer dans des pièces qui, comme Tartuffe ou les Femmes savantes, font si bien les affaires de leurs préjugés ou de leurs passions : passions héréditaires, ou du moins héritées des conteurs de nos vieux fabliaux, et préjugés passés dans le sang de la race. Mais de plus libéraux, qui sauront distinguer et choisir, tout en refusant d’accepter la philosophie de Molière, et en la combattant au besoin, reconnaîtront que, si jamais une manière d’écrire fut analogue, adéquate, adhérente à une manière de penser, c’est celle de Molière. Et si par hasard quelque Moliériste trouvait cet éloge un peu mince, je le prierai de considérer qu’entre toutes les qualités qui font le grand écrivain, il n’y en a pas de plus rare, ni, dans quelque genre que ce soit, qui en fasse un représentant plus éminent de ce genre, que celle qui consiste : — à dire constamment tout ce que l’on veut dire ; — à ne dire que ce que l’on veut dire ; — et à le dire précisément avec l’exacte portée, la résonance, pour ainsi parler, et dans les termes qu’on l’a voulu dire. On écrit déjà fort bien quand on en dit à peu près la moitié.


FERDINAND BRUNETIERE.