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même de Malherbe ou de Corneille, et encore moins la langue de Pascal ou de Bossuet, qui sont de « robe » ou même d’Eglise. Molière, né bourgeois, est avant tout de sa condition, et il l’est demeuré jusqu’au bout. Aussi les caractères de cette langue sont-ils les caractères du genre d’esprit et de la façon de vivre, de sentir ou de penser qu’elle traduit. Les mots en sont pleins, énergiques, un peu lourds ; l’allure en est habituellement ironique ou moqueuse ; la métaphore y rapetisse, elle y rabaisse, elle y ridiculise volontiers ce qu’elle exprime. On a le droit, aussi, de la trouver vulgaire, et en effet, du fond de ces existences médiocres, où ne s’agitent généralement que des préoccupations assez bourgeoises, comment ramènerait-elle rien de très noble ou de très généreux ? Mais, en revanche, elle a les qualités de ses défauts, la santé, la franchise, le naturel, et, — dans les choses qui sont de son domaine, — le poids, l’autorité, la force.

Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être,
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
( École des femmes, III, 2.)

Voilà vraiment du Molière, du bon Molière, du meilleur Molière, du vrai fils de Jean Poquelin. Prenons encore le « couplet » de la Flèche, dans l’Avare : « Le seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré ;… » ou relisons George Dandin. On ne saurait parler plus « bourgeois », et tout ce qui manque ou tout ce qu’on voudrait à Molière quand il écrit son Garcie de Navarre, il l’a dans ces peintures de la réalité moyenne. Ainsi Boileau n’a rien écrit de mieux que certains vers de son Lutrin, où les sentimens qu’il prête à ses personnages, n’ayant rien que d’assez vulgaire, trouvent leur expression accomplie dans sa langue de tous les jours, au vocabulaire, au timbre, à l’accent de laquelle il est fait dès l’enfance.

Etant un peu vulgaire, il n’est pas étonnant que cette langue soit un peu « prosaïque ; » et, sans doute, c’est pourquoi Fénelon, qui était un bel esprit, préférait la prose de Molière à ses vers. Il