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personne au XVIIIe siècle ait protesté formellement contre l’opinion de Fénelon, de La Bruyère, et de Bayle[1], nous pouvons en conclure que, d’une manière générale, les contemporains et les successeurs de Molière, tout en rendant hommage à son génie, ont jugé qu’il « écrivait mal ; » — ou du moins qu’il « n’écrivait pas bien. »

Ce n’est donc pas, comme il s’en vantait, une « hérésie littéraire », qu’Edmond Scherer a soutenue de nos jours, ni surtout lancée dans la circulation, quand, après une lecture de Molière, et plus particulièrement du Misanthrope, il s’avisa de dire, voilà seize ans passés, en une phrase elle-même assez étrange et d’un style douteux, que « Molière, avec des qualités de fond qui dominaient tout, était d’ailleurs aussi mauvais écrivain qu’on le puisse être. » Les Moliéristes, à cette occasion, se fâchèrent tout rouge, les uns en prose et les autres en vers. On renvoya Scherer à Genève. Celui-ci le traita de :

… Vadius au large ventre
Gonflé de bière d’outre-Rhin.

Un autre lui apprit que, si Molière était « inégal, » c’était par-là qu’on devait principalement l’admirer, « l’inégalité étant la pierre de touche du génie ! » Les plus polis discutèrent quelques-uns des exemples que Scherer avait produits à l’appui de son opinion. On feignit, au surplus, de croire qu’il était le premier qui eût osé parler du style de Molière avec cette irrévérence. Et, finalement, on n’oublia que d’examiner les raisons que lui-même, et avant lui Fénelon, Bayle, et La Bruyère, pouvaient bien avoir eues d’être de leur opinion.

C’est précisément ce que je voudrais faire.

La publication des trois volumes de M. Ch. Livet : Lexique de la Langue de Molière comparée à celle des écrivains de son temps, en est une bonne occasion. J’y joindrai la traduction d’un livre sur la Syntaxe française du XVIIe siècle, dont je ne sais, en passant, s’il nous faut nous réjouir ou nous attrister que l’auteur, M. A. Haase, soit un Allemand, et la traductrice, Mlle Obert, une Russe. Et, comme il faut bien qu’il y ait des questions de principes engagées dans le procès qu’on fait au style de Molière, nous tâcherons de les reconnaître et de les mettre en lumière. Car

  1. Cf. cependant Voltaire : Siècle de Louis XIV.