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une discipline intime qui fait et fera, de tout temps, avec les subordonnés des subordonnés et avec les chefs des chefs. De vieux soldats d’Afrique ont raconté qu’en temps de guerre, quand une compagnie se trouvait au loin, perdue, entourée d’embûches, il arrivait une heure où tous se tournaient instinctivement vers un homme qui n’était, peut-être, qu’un simple soldat, mais qu’on sentait plus capable de tirer tout le monde d’affaire. Tant qu’on était en péril, il commandait, on obéissait. Le péril passé et l’anxiété disparue, chacun reprenait sa place, et la hiérarchie sociale se substituait de nouveau à la hiérarchie naturelle un moment apparue… Si c’est de l’ambition de répondre à l’appel des foules, ces hommes sont des ambitieux.

L’ardeur de la lutte s’en mêle aussi, et aussi la vanité. Ces tempéramens de conducteurs des peuples sont susceptibles, nerveux, inquiets. Ils portent leur supériorité toute frémissante sur le bout des doigts. Tout les agite, les irrite. Ils sont souvent froissés ; ils froissent plus souvent encore. Si ceux qui les jugent de loin les désirent et les élèvent, ceux qui les voient de près les détestent et les abaissent. Il s’établit ainsi une sorte de jeu vif, ardent, où chaque incident est une partie gagnée ou perdue, où chaque jour amène sa joie ou sa déconvenue ; et il résulte, de cet émoi constant, une excitation nerveuse qui entretient et nourrit la passion ambitieuse.

Il se dégage, en outre, de l’expérience de la vie un autre stimulant singulièrement énergique : c’est l’espèce d’épreuve journalière qu’un homme de ce mérite fait instinctivement de sa propre valeur, de son aptitude, de sa supériorité. Penché sur le jeu, il s’aperçoit que son avis est le bon, que si on le suit, on gagne, que si on le néglige, on perd. Il discerne le point délicat, le nœud de chaque affaire ; il met le doigt dessus, et dit : « Je battrai les Autrichiens là. » Et plus il renouvelle l’essai, plus il le voit réussir. Même dans les affaires insignifiantes, il s’exerce, et se plaît à deviner d’avance comment elles se dérouleront, à prévoir l’issue, à indiquer les moyens d’agir sur les événemens et de les modifier. Cette expérience quotidienne développe singulièrement la confiance en soi, l’autorité, mais aussi l’orgueil. Un jour viendra où l’homme qui l’a renouvelée pendant une vie entière sera pris de vertige, n’écoutera plus rien, se croira infaillible. Alors il est perdu et Sainte-Hélène l’attend… Mais avant, quand il doute encore, quand il garde quelque retenue et que chaque circonstance