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sur la poésie. Il les a formulées dans son étude sur Chénier. La poésie, « inspiration créatrice et spontanée, sentiment inné du grand et du vrai, » était morte « dans les dernières années du XVIIe siècle. À l’énergie avait succédé la timidité académique ; à la spontanéité, la réflexion ; à Corneille, Racine ! » La poésie n’est pas ce qu’ont écrit Malherbe et Boileau. « Ces hommes » sont oubliés ! Corneille n’a pas eu d’héritier ; Phèdre et Athalie « ne révèlent qu’une prodigieuse puissance déforme, rien de plus. » Quant à Voltaire, « il a passé inaperçu ou justement méprisé par ceux qui conservaient religieusement les saintes traditions de la véritable poésie. » Le XVIIIe siècle n’est intéressant qu’à son agonie, et seulement pour sa double réaction politique et littéraire. Corneille et André Chénier « se touchent, comme intelligences primitives, spontanées, originales. » Chénier aussi est un fils de Ronsard, « le seul poète du XVIe siècle, et qui a conquis la gloire de n’avoir pas été compris par Boileau. » André Chénier est « le Messie » et, sil avait eu le sentiment chrétien, il ne lui eût rien manqué, pour atteindre la perfection du génie, qui s’est réalisée dans Lamartine ; aussi, malgré la grandeur de ses qualités poétiques, n’a-t-il pu faire revivre que « la forme éteinte, l’expression oubliée… La facture de son vers, la coupe de sa phrase pittoresque et énergique, ont fait de ses poèmes une œuvre nouvelle et savante, d’une mélodie entièrement ignorée, d’un éclat inattendu… » Lebrun-Pindare, Lefranc de Pompignan,Lamotte, Marmontel et Dorat avaient « jeté la honte et la médiocrité sur l’inspiration lyrique. Ces incapables et ces insensés » avaient profané la poésie. Chénier parut ! Le présent fut relié au passé et se nouait à l’avenir. De son amour, de son enthousiasme et de son énergie, Chénier a « créé Lamartine, Hugo et Barbier, le sentiment de la méditation ou de l’harmonie, l’ode, l’iambe. » Notre littérature actuelle n’a « d’autre sève primitive que lui ; sans lui nous ne posséderions pas aujourd’hui ce qui fait l’envie du monde contemporain. »

J’ai tenu à conserver à ces opinions de la vingtième année leur expression même, si imparfaite et si naïve soit-elle parfois ; dans ces bouillonnemens, ce sont des germes qui fermentent. Leconte de Lisle, à cette heure, était « plein d’idées, » selon le mot de Beaumarchais, et, s’il négligeait de plus en plus le droit, ses études n’en étaient pour cela même que plus sérieuses et plus variées[1].

  1. Il annonce, dans un des numéros de La Variété, une série d’articles sur le Théâtre français depuis son origine jusqu’à Corneille et Molière, et le Théâtre italien depuis le XVIe siècle.