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grave événement remit soudain tout en question, comme si quelque étrange maléfice eût frappé ce mariage funeste, et que, malaisé à conclure, sa dissolution même dût susciter d’inattendus obstacles. Cette année 1770 avait vu s’aviver la querelle des parlemens et de la royauté ; les choses s’envenimèrent dans les premiers jours de décembre, et, le 10 au matin, le parlement de Paris, par une résolution subite, suspendit ses séances et cessa ses fonctions. L’émoi fut grand dans tout le royaume ; une inquiétude universelle accueillit le brusque arrêt d’un des rouages essentiels de l’État ; au souci de la chose publique s’ajouta pour beaucoup celui de l’intérêt privé. Pour la princesse de Monaco, cette disparition de ses juges, le jour même assigné pour proclamer sa délivrance, fut un terrible coup de foudre. Sa tête se perdit ; un véritable affolement égara son esprit, et gagna par contagion celui qui, après elle, souhaitait le plus vivement le gain de son procès.

L’épisode qu’on va lire n’est pas le plus glorieux de la vie de Condé ; il fit grand bruit en son temps, et, pendant des années, le souvenir en pesa sur la réputation du prince. Condé, comme les autres princes du sang, avait embrassé publiquement la cause des parlemens. Dès l’origine de la lutte, il s’était de lui-même exilé de la cour, et, confiné à Chantilly, protestait par son langage et par son attitude contre la politique des ministres du roi. Aussi son crédit était grand auprès des magistrats ; sa recommandation, dans le procès en cours, assurait le triomphe de la cause juste et bonne qui lui tenait si fortement au cœur. Le coup d’audace du 10 décembre le tira de sa quiétude. La nouvelle aussitôt reçue, il accourt à Paris ; les larmes de son amie achèvent de le troubler : Mme de la Ferté-Imbault, qui le vit journellement pendant toute cette période, affirme qu’il semblait réellement « hors de lui. » Les jurisconsultes qu’il va voir, les politiques auxquels il s’adresse, lui laissent peu d’espoir d’une solution prochaine. Il voit déjà s’éterniser, pour celle qu’il aime avec ardeur, une situation incertaine, qui d’un moment à l’autre peut devenir dangereuse[1]. Il médite pour la sauver mille projets chimériques, et les abandonne tour à tour. Un fait imprévu, la disgrâce de Choiseul, éclata sur ces entrefaites, et fournit l’occasion cherchée. Le jour même de l’événement, le prince s’en va trouver les chefs du parlement,

  1. Le prince de Monaco, si l’on en croit la princesse, songea à « faire jeter par force sa femme dans un carrosse » et à l’emmener à Monaco.