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persévérant. Mais ce sentiment qu’elle partage, elle le veut chaste et sans reproche ; elle se complaît dans ce beau rêve et fuit, sourde à toutes les instances, les occasions de défaillance[1]. Est-ce pureté instinctive d’une âme que toute souillure effraie ? Orgueil d’un cœur hautain qui répugne à toute déchéance, et dédaigne, comme indigne de soi, la vulgarité de la chute ? Principes de religion, respect de la foi jurée, ou, plus modestement, frayeur de la vengeance d’un mari jaloux et brutal ? Peut-être une de ces causes, peut-être toutes ensemble. Nos actions les plus simples ont des mobiles complexes ; nul ne peut se vanter d’en pénétrer tout le mystère. Mais, — bien qu’en telle matière l’affirmation soit délicate et provoque aisément le sourire, — les présomptions sont ici, semble-t-il, tout en faveur de la vertu. Les assurances de la princesse, celles même de ses amies, paraîtraient peut-être suspectes. Il n’en est pas de même des lettres de Condé qui datent de cette époque, lettres confidentielles, égarées dans quelque tiroir, dont le ton ne laisse guère de doute sur l’innocence de celle à qui elles furent adressées. On en pourra juger par celle, — choisie presque au hasard, — dont je donne ici la teneur, et l’on verra si rien, dans ce galant badinage, ressemble à la correspondance de deux amans heureux :

« Paris, 6 juillet 1764. — Il n’y a, princesse, rien de nouveau à Paris depuis votre départ[2], qu’une désolation générale. Les Amours sont en défaut, comme les chiens de M. le duc d’Orléans, et les Ris pleurent toute la journée. Cette consternation m’a engagé à venir à la Cour. Je n’y ai rien vu de remarquable, que la grande Brancas au milieu d’un camp, ayant un grand chapeau bordé par-dessus sa cornette, et ressemblant à un parfait grenadier. Personne pourtant ne s’est présenté pour l’engager. Mme d’Egmont est ici. Dans une conversation que nous eûmes hier, elle déplorait le malheur et les inconvéniens attachés aux jours d’une jeune et jolie femme. J’ai pris la liberté de lui représenter qu’elle se divertissait toute la journée, que, selon son désir, elle pouvait se coucher avec les poules ou avec l’aurore, que les Amours étaient à ses ordres, qu’elle les chassait et les retenait suivant l’ennui ou la dissipation qu’elle en pouvait retirer, et qu’avec ces petits dédommagemens et un peu de philosophie, elle pouvait supporter le malheur de son état. Ce que je vous en dis n’est que pour vous

  1. Souvenirs de Mme de la Ferté-Imbault.
  2. La princesse était en ce moment à Gênes, dans sa famille.