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marée haute s’y engouffre écumeuse à vos pieds. Tout à coup, en pleine sauvagerie, vous vous trouvez au milieu de massifs d’azalées et de rhododendrons ; ce sont les parcs des chalets voisins qui descendent vers le rivage, mêlant l’art à la nature d’une façon originale et imprévue. La merveille en ce genre est un certain parc alpestre de Beverly dont le Jardin botanique de Genève pourrait donner l’idée s’il était possible de comparer cette collection méthodique de la flore des montagnes, cette espèce d’herbier vivant, à l’admirable désordre qui, tout étudié qu’il soit ici, semble absolument naturel. Fantaisie sans rivale de botaniste et de poète. Je ne crois pas que l’on puisse pousser plus loin que les Bostoniens l’intelligence du décor.

Retournons à Manchester pour nous en convaincre, regardons quelques-unes des villas où l’architecture la plus capricieuse s’est donné carrière, toujours en faisant servir le bois aux usages de la pierre. Celle-ci, par exemple, a le caractère de la période coloniale, laquée blanche avec une piazza qui d’un côté se trouve à la hauteur du premier étage sur la mer ; de l’autre, elle est de plain-pied avec le jardin. On entre dans un hall aux baies largement ouvertes, sans apparence de portes ; deux grands salons à droite et à gauche, un escalier au milieu, dont le large palier carré, visible à mi-hauteur de l’étage, est décoré, à la Véronèse, d’étoffes anciennes retombantes sur la rampe où est perché un paon décoratif. Le plus joli établissement qui se puisse imaginer est formé ainsi devant une espèce de lanterne d’où la vue est magique. Dans cette maison, tous les objets précieux rapportés d’Europe donnent par leur entassement pittoresque l’idée d’une razzia. Ce satin à figures en relief, accroché en guise de rideau, fut une bannière ravie à quelque couvent ; là-bas, des boiseries d’église sont converties aux usages pratiques. Tout est d’un cosmopolitisme achevé qui se retrouve chez les personnes ; la conversation effleure avec une spirituelle volubilité la chronique des vieux pays. Les hôtes de céans n’aiment et ne comprennent que ceux-là, ils entremêlent dans leurs discours l’italien et le, français, comme s’il leur était plus facile parfois d’exprimer leur pensée frottée aux pensées étrangères dans une autre langue que leur langue maternelle qui n’a pas de mots pour toutes leurs sensations ; ils ne peuvent vivre qu’à Florence ou à Paris ; ils arrivent, ils vont repartir. On me dit que la guerre a réveillé chez cette catégorie de Bostoniens l’instinct filial pour l’Amérique, mais