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Il y a entre lui et les choses qu’il spiritualise une intimité à rendre jaloux ses amis moins bien partagés, une tendresse à désespérer la pauvre Margaret Fuller surtout, dont le tempérament ardent et impérieux lui fit toujours un peu peur. Nous croyons la voir dans cette maison qu’elle remplit, aux beaux jours du transcendantalisme, de son éloquence passionnée, de son exaltation un peu théâtrale ; elle passe avec des allures de sibylle, paraissant toujours demander à son ami « je ne sais quoi qu’il n’a pas ou qui n’est pas pour elle. »

Nous voici de nouveau dans l’avenue, et maintenant l’image évoquée par Nathaniel Hawthorne nous poursuit : « Il faisait bon le rencontrer dans notre avenue, avec ce pur rayonnement intellectuel qui émanait de sa présence comme du vêtement d’un être glorieux. Et lui, si tranquille, si simple, accueillant chaque être vivant comme s’il se fût attendu à en recevoir plus qu’il ne pouvait lui donner. Il était impossible de demeurer dans son voisinage sans respirer plus ou moins l’influence alpestre de sa haute pensée. » Si Hawthorne rendit justice à Emerson, Emerson n’éprouva jamais pour lui de sympathie très vive. Il déclarait ne pouvoir lire aucun de ses livres avec plaisir. Aveu qui n’étonne qu’à demi quand on se rappelle certains portraits impitoyables du Blithedale romance, où il est facile de reconnaître, parmi les philanthropes chimériques, les utopistes obstinés, les rêveurs orgueilleux qui prétendent vainement régénérer le monde, tout le groupe de Concord, les amis d’Emerson, Hawthorne d’ailleurs parmi eux, et Emerson lui-même. Les deux grands hommes étaient voisins, mais autant la maison d’Emerson était ouverte à la foule des enthousiastes et des oisifs qui venaient le prendre pour guide de gré ou de force, autant celle de Hawthorne, que nous atteindrons tout à l’heure sur cette même avenue, se fermait aux importuns. La taciturnité, la sauvagerie du romancier étaient proverbiales. Je regarde avec émotion cette espèce de belvédère, la tour d’ivoire où l’alchimiste composait un philtre rare, inimitable, mélange d’analyse ultra-subtile et de vigueur dramatique extraordinaire dont ses romans sont imprégnés. Quelques-uns méritent certainement de compter parmi les plus beaux qui aient été de notre temps écrits en langue anglaise.

Sauf les Contes deux fois dits, par lesquels il débuta, les Mousses du vieux presbytère, que lui inspira sa première demeure à Concord, et la célèbre Lettre rouge, dont s’enorgueillit Salem, presque