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s’annonça par l’embarras de la parole ; à propos d’un parapluie, il disait : « Je ne sais plus son nom, mais je sais son histoire ; les étrangers le prennent et l’emportent. » Une de mes amies de Boston, qui le priait de venir dîner chez elle, obtint cette réponse : — « Comment serait-ce possible ? Je ne me rappelle plus que deux mots : si et mais. »

C’est l’Emerson de ce temps-là que nous a conservé le buste de Daniel French ; certes il fut noble et touchant jusqu’au bout, continuant à contempler de la piazza de sa maison, où après tant d’activité dépensée il aspirait au suprême repos, le cours fuyant de sa rivière chérie et les couchers de soleil qui pâlissaient à l’horizon ; mais ce n’est pas là l’Emerson que nous voudrions auprès de cette table à écrire où furent tracées des œuvres assez fortes pour modifier profondément l’âme d’airain de la Nouvelle-Angleterre, en attendant que leur action s’étendît au monde entier.

A côté du cabinet, s’ouvre un salon de la simplicité la plus austère. J’y remarque le cadeau de noces que Carlyle fit à Mme Emerson, une gravure d’après l’Aurore du Guide. Carlyle et Emerson se rencontrèrent tout juste assez pour nouer une de ces amitiés issues de l’attrait des contrastes ; l’un d’eux croyait à la vertu de l’autorité, l’autre à celle de la liberté : ils différaient au moral autant qu’au physique. Un portrait de Carlyle, avec sa rude chevelure en désordre, sa physionomie âpre et tourmentée, représente la force presque brutale dans cet intérieur si calme, si recueilli, où se reflète pour ainsi dire l’immatérialité d’Emerson. Ce maître séraphique ne pouvait, on le lui a reproché, rien échanger de personnel avec les humains ; ses relations avec la Nature étaient plus faciles. Il semble que la rivière ait gardé l’écho des vers harmonieux qu’il lui adresse en l’interpellant par son nom indien :

Ta voix d’été, Musketaquid, — Répète la musique de la pluie…

Le jardin aussi se souvient qu’il lui a dit :

Si je pouvais mettre mes bois en chansons, dire ce qu’ils donnent de délices, — Tous les hommes viendraient en foule dans mon jardin — Et laisseraient les cités désertes…

Mon jardin est une lisière de forêt qu’entourent des forêts plus anciennes. — En pente il descend vers le bord du lac bleu, — Puis il plonge dans les profondeurs.