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le village. Nous nous dirigeons sous un berceau ininterrompu d’érables magnifiques, Lexington Street, vers la maison d’Emerson. Il avait dénoncé son apparence médiocre, mais en ajoutant : « Nous y mettrons tant de livres et de papiers et, si c’est possible, tant d’amis intéressans, qu’elle aura de l’esprit autant qu’elle en peut porter. » Cette maison est en bois peint comme toutes les maisons de campagne de la Nouvelle-Angleterre ; un petit chemin dallé conduit au porche que soutiennent deux colonnes ; même péristyle, du côté qui représente la façade principale. Un jardin l’entoure, ce jardin où il émondait lui-même ses arbres fruitiers en avouant qu’il se faisait l’effet de l’empereur de la Chine à la tête d’une charrue symbolique, et où il piochait si maladroitement que son petit garçon lui disait avec sollicitude : — Prenez garde, papa, de vous piocher la jambe…

Mes yeux ne peuvent se détacher de cette prairie en pente douce qui descend vers la rivière qu’il traversait pour prendre le sentier conduisant à Walden à travers les champs, sa promenade favorite. Ce verger, ce potager, où il se reposait par le travail manuel d’une trop continuelle tension intellectuelle, me semblent encore remplis de sa présence. Il partageait la journée entre ses livres et la contemplation d’un coucher de soleil, d’une tempête de neige, d’un certain tournant de la Concord-River. Tout le paysage où ce voyant discernait entre elles et adorait à la fois « les harmonies qui sont dans l’âme et la matière, spécialement les correspondances entre celles-ci et celles-là, » revêt par suite un caractère idéal. — Allons voir ses livres maintenant.

Miss Emerson habite la maison paternelle ; elle est absente aujourd’hui, mais nous sommes reçues par une de ses amies qui nous autorise à tout visiter. Voici, comme dans un grand nombre de maisons américaines, le vestibule où débouche l’escalier. A droite, le cabinet d’Emerson ; rien n’y a été changé, sa table à écrire reste intacte ; il semble que devant elle le vieux fauteuil l’attende encore. Ce n’est certes pas un cabinet d’apparat, mais un vrai laboratoire de recherches et d’idées. Les volumes de la bibliothèque, relativement peu considérable, sont vieux et usés, des compagnons fidèles, consultés tant de fois ! Je remarque une première édition des poèmes de Tennyson, partout annotée, Platon, dont Emerson est sorti tout entier, Plutarque, et Montaigne qu’il aimait comme un frère pour son dédain du raisonnement systématique, pour l’indépendance avec laquelle il tenait à