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les palmes de la gloire et les pavots de la mort. Chez cette personnification de la destinée, je reconnais le visage régulier d’une jeune dame de Boston qui mériterait d’être Grecque. Ces traits d’observation locale ne sont pas les moins appréciés.

Nous descendons les degrés conduisant aux bancs de granit placés des deux côtés de la fontaine qui décore l’autre face du monument. Là sont inscrits, au centre de couronnes de lauriers, les noms des officiers tués dans l’attaque du fort Wagner, et une inscription suit, dont voici le sens :

Au 54e régiment d’infanterie du Massachusetts. Les officiers blancs firent cause commune avec des hommes de la race méprisée, encore ignorons de la guerre, et risquèrent la mort comme instigateurs d’une insurrection d’esclaves au cas où on les eût faits prisonniers.

Les noirs, engagés volontaires à l’heure de la mauvaise fortune, servirent sans solde pendant dix-huit mois jusqu’à ce qu’on leur eût décerné la même paye qu’aux troupes blanches, s’exposant à l’esclavage qui les menaçait, s’ils étaient pris ; braves dans l’action, patiens dans de lourds travaux, toujours gais parmi les pires privations.

Ils sont une demi-douzaine de badauds, occupant les premiers ces deux bancs de pierre qui font partie du monument, tous couleur de suie, les yeux brillans, le sourire aux lèvres. Ce sourire s’élargit tandis que l’une de nous achève tout haut la lecture qu’ils faisaient à demi voix :

Ensemble, ils donnèrent à la nation (et au monde la preuve immortelle que les Américains d’origine africaine possèdent la fierté, le courage et le dévouement du soldat patriote. Cent quatre-vingt mille de ces Américains-là s’enrôlèrent sous le drapeau de l’armée en 1863-65.

Toute la journée les nègres se succèdent devant cet ineffaçable certificat d’égalité, toute la journée ils grouillent triomphans à travers la ville. L’inauguration du monument de Shaw serait un acte de haute politique, quand bien même le patriotisme et la reconnaissance n’eussent pas suffi à l’inspirer.

Mais, en rappelant ces choses à une année de distance, il me semble que ma plume retarde d’un siècle. En effet, les incidens de la guerre avec l’Espagne reculent dans un passé lointain cette guerre civile, dont on continuait, faute de mieux, à faire tant de bruit. Voilà le caractère du Memorial Day complètement altéré. Les processions aux tombes des soldats, d’année en année moins nombreuses, vont recevoir de terribles renforts. Les drapeaux clairsemés se multiplieront par centaines et combien d’autres