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le droit de se séparer de l’histoire ; mais c’est à condition de faire mieux qu’elle. Il faut que l’être créé par lui soit plus vrai que l’être qui a réellement existé.

Le Struensée qu’on nous montre choque la vérité humaine, voilà ce qu’on ne saurait lui pardonner. La contradiction est perpétuelle entre les sentimens qu’on lui prête et la destinée qui reste la sienne. Or il y a quelque chose à quoi nous tenons plus qu’à la réalité des faits, et à quoi enfin il nous est impossible de renoncer : c’est la logique du cœur et c’est l’expérience de la vie. Un ambitieux ne saurait avoir l’exquise douceur d’âme et la scrupuleuse honnêteté de ce faux Struensée. Un étranger ne s’impose pas à une nation rien qu’avec des rêveries humanitaires. Un ministre ne se maintient pas dans une cour par le seul ascendant de ses vertus. Ce n’est pas avec des promenades sentimentales et des déclarations platoniques qu’un homme affole une femme et devient son maître. Ce désaccord des sentimens entre eux, du caractère avec la conduite, des paroles avec les actes, des causes avec les effets, c’est ce qu’on appelle, en bonne définition : l’absurdité.

Nous reconnaissons ici cette impuissance où ont toujours été les romantiques de rien savoir de la vie. Car Struensée est comme un aboutissement du drame romantique, et M. Paul Meurice ne se cache pas d’avoir voulu donner un frère à Ruy Blas. Quelle était donc notre naïveté de parler de l’histoire et de la vie ? Ce héros tendre et sombre a été fabriqué de toutes pièces en conformité avec un idéal que nous connaissons bien pour l’avoir tant de fois retrouvé dans le roman comme au théâtre. Les romantiques sont vaguement démocrates. C’est pourquoi leur héros, plébéien ou petit bourgeois, rêve de duchesses en son obscurité et soupire après l’amour des grandes dames, des très grandes dames. Être aimé de la reine, tel est pour un parvenu l’idéal de la félicité. Inversement, tromper le roi avec le premier ministre, tel sera l’idéal pour une reine qui est d’ailleurs une noble femme, pure et digne de tous les respects. N’allez pas dire à ce couple lyrique que ces jeux de la politique et de l’adultère n’ont rien ni de rare ni surtout de sublime ; ce serait le rappeler sur la terre pour laquelle il n’est point fait. Le héros romantique est un déclamateur. Il peut bien faire de grandes phrases, il ne peut pas agir. C’est pourquoi, à l’heure du danger, il s’empresse de quitter la partie. Ruy Blas, quand il voit que la reine est menacée, s’en va se promener par la ville. Struensée, dans une conjoncture analogue, prend le parti de mourir. Il abandonne Caroline-Christine à ses ennemis ; il abandonne tous ceux qui ont cru en lui, il abandonne les intérêts qui lui ont été confiés, il abandonne