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soient, par chacune de leurs erreurs, ramenées vers le remède unique, la réunion à la Russie.

Les réformes en Arménie offraient à la Russie une incommodité particulière. La guerre de 1878 a donné déjà aux Russes une partie des régions arméniennes : il ne saurait leur plaire d’avoir dans leur hinterland une race qui jouisse de réformes et de garanties étrangères aux principes du gouvernement russe, et entretienne dans la portion occidentale, déjà impériale, de l’Arménie des espoirs chimériques ou des comparaisons dangereuses. Ces calculs l’emportèrent dans le gouvernement russe, quand il fut appelé par l’Angleterre, dont il se défie, à une action commune. Ils inspirèrent l’habileté qui substituait à l’entrée immédiate des flottes une négociation avec le sultan pour obtenir l’entrée d’un seul bâtiment par nation, et remplaçait un acte de force efficace par une manifestation stérile. À ce moment, la France n’avait qu’un parti à prendre : accepter la proposition de l’Angleterre, et employer la persuasion de l’amitié auprès de la Russie pour entraîner le consentement de celle-ci. Il n’était pas alors difficile de montrer à la Russie que son désir même de ne pas disperser sur trop de théâtres son activité occupée en Extrême-Orient, et de maintenir assoupies les questions turques, lui conseillait ici l’énergie ; que désarmer les Arméniens de leurs griefs était le meilleur moyen pour désarmer la question arménienne de ses périls ; que cet acte de rigueur était sans péril lui-même, et que personne en Europe n’oserait soutenir par les armes la cruauté musulmane contre les trois puissances décidées à imposer l’humanité au nom de l’Europe. Enfin, le plus grand honneur de cette politique, due à notre amicale pression sur la Russie, aurait été pour la France et nous aurait rendu dans la confiance des peuples chrétiens la première place. Les Français qui venaient en Orient étaient unanimes à espérer cette sagesse : notre ambassadeur à Constantinople la conseillait avec toute la clairvoyance de son patriotisme. Une inquiétude exagérée des risques, une crainte impolitique d’indisposer par trop notre alliée, comme si tout conseil était une indiscrétion, nous décidèrent à accepter sans un effort la proposition russe. Restée seule, l’Angleterre n’osa pas poursuivre son projet.

Le sultan, dès qu’il constata la division de l’Europe, se sentit libre d’en finir avec l’Arménie. C’est aujourd’hui de l’histoire qu’il voulut les grands massacres d’Asie Mineure. Des officiers partirent