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ils étaient à la merci du musulman, et, sur les pentes de l’Ararat où s’arrêta l’arche, leurs yeux cherchaient en vain la colombe qui revînt à eux portant un rameau vert. Dès 1894, les massacres commencèrent à Sassoun. Les ambassadeurs anglais, français et russes réclamèrent l’exécution des réformes. Les Arméniens de Constantinople voulurent appuyer cette demande. Un jour de septembre 1895, une députation d’entre eux se recrute à Koum-Kapou, résidence de leur patriarche à Stamboul, et se rend sans armes à la Sublime Porte pour y remettre un placet. Elle en trouve l’accès interdit par des soldats. Une discussion s’élève entre elle et le colonel qui commande la troupe. Un enfant arménien, disent les Turcs, un Turc provocateur, disent les Arméniens, tue d’un coup de pistolet l’officier : aussitôt la députation est dépêchée à coups de baïonnette, et deux mille cinq cents Arméniens sont massacrés dans la ville.

A cette nouvelle, les Anglais se montrent prêts à forcer l’entrée des Dardanelles avec leur flotte et demandent le concours de la Russie et de la France, pour obtenir, grâce à elles, l’exécution des promesses souscrites à Berlin, et, par l’octroi de réformes immédiates et sérieuses, assurer aux Arméniens la sécurité et à l’Europe la paix. La Russie poursuivait d’autres desseins, et je les exposerai tels qu’ils m’apparaissent. Quand deux nations sont amies, le meilleur service à rendre à leur alliance est de constater exactement où leurs intérêts diffèrent, et doivent être ménagés par des transactions équitables. La Russie a fondé dans l’Empire ottoman son prestige moral sur la défense des populations chrétiennes : cette attitude est à la fois selon l’honneur et selon l’intérêt, car, le jour où la Russie paraîtrait indifférente à leurs maux, ces populations deviendraient indifférentes à sa grandeur. D’autre part, si la Russie consultait seulement l’ambition de s’étendre, elle serait peu favorable aux tentatives faites pour améliorer le sort des raïas. Le succès de ces tentatives, en effet, s’il tempère l’arbitraire turc, diminue dans les populations résignées leur impatience d’un libérateur, et, s’il crée une autonomie en faveur d’une race, accoutume cette race à vivre d’une vie nationale, et la rend hostile à son absorption dans le panslavisme. L’intérêt égoïste de la Russie serait donc de donner aux infortunes des races chrétiennes en Turquie une sympathie apparente et stérile, de les maintenir dans l’insécurité de leurs conditions, afin que, désespérant des garanties les plus indispensables sous la domination turque, elles