Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obstacles de la vie. Et lorsqu’on reproche à d’autres de n’avoir pas montré la même sérénité dans la mauvaise fortune, la même impassibilité sous les horions, et le même entêtement dans un art méconnu, on oublie une chose : c’est qu’avant de rêver, il faut vivre, et que, lorsque le rêve ne fait pas vivre, il faut bien le quitter pour un aliment plus médiocre mais plus substantiel. Pour appeler ces choses par leur nom, si Puvis de Chavannes a pu passer trente ans de sa vie impunément méconnu, ce n’est pas seulement parce qu’il avait la foi, mais parce qu’il avait du pain. « Ce n’est guère qu’au collège, disait-il plaisamment, que, par l’échange de mes caricatures avec les brioches de mes camarades, mon art m’a nourri. » C’est parce qu’il avait du pain, qu’il pouvait déployer dans l’appareil très coûteux de la grande décoration des qualités qui fussent demeurées inutiles ou fatales dans des tableaux de chevalet. C’est pour cela qu’il pouvait, comme il le fit plus d’une fois, offrir gracieusement ses œuvres à des musées ou à des monumens, et les imposer ainsi à l’attention de la foule. C’est parce qu’il n’était point, pour vivre, tenu d’être un « professionnel, » qu’il put rester à son gré un novateur. En un mot, — si paradoxal que cela puisse paraître, — s’il devint un grand artiste, en effet, c’est qu’il était, de naissance et de caste sociale, ce qu’on est convenu d’appeler un « amateur. »


II

Par sa fidélité à son idéal, il mérita la gloire qui survint. Comme la figure de poète qu’il a peinte à l’Hôtel de Ville, il s’avança lentement vers le portique où se tiennent les Renommées, et les lauriers verts et or qu’on y tend n’ont touché qu’une tête blanche. Pourtant ici, le Alles kommt zu spät im Leben du poète serait injuste pour la Destinée. Elle l’en a comblé au moment où les acclamations n’avaient plus de dangers, à l’heure où il avait donné son maximum d’efforts, et pris l’ineffaçable pli du labeur. Et le soir mémorable où des centaines d’admirateurs accoururent de tous les points de l’horizon, de toutes les écoles, de toutes les partis, de tous les idéals, pour fêter sa soixante-dixième année dans un banquet solennel, il put, en toute sincérité, répondre, malgré la mélancolie de ces tardifs hommages : « Qui ne voudrait vieillir pour vivre un pareil jour ? »