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charmante. Il ne fait pas de vent, on n’entend aucun bruit. C’est jeudi, jour de promenade pour les Pères. Ils vont rentrer. Quelques-uns nous attendent au bord de la rivière. Nous prenons le bac avec eux, nous passons avec les noirs passagers l’eau dont le pâle azur s’obscurcit de leurs ombres. Puis nous gravissons la rampe opposée, et par une porte de derrière nous pénétrons dans l’enceinte de l’abbaye. On y retrouve d’abord la même impression de puissance et de masse, d’assises éternelles sur des fondations inébranlables. L’abbaye renaît, comme le disait Veuillot, mais telle qu’elle ne fut jamais aux jours lointains de sa naissance. La cour intérieure est un chantier, en attendant de devenir un cloître. Les blocs géans, les colonnes encore brutes gisent pêle-mêle sur le sol ; plus de cent ouvriers sont au travail et le travail n’est pas près de finir. Au dedans, l’aspect reste celui d’un château fort autant que d’un monastère. Tantôt ce sont des salles immenses : un réfectoire comme pour des héros d’Homère ou des chevaliers du moyen âge ; tantôt de mystérieuses retraites : des cellules, des escaliers tournans, des paliers inégaux, des plans ou des perspectives qui se croisent et semblent se contrarier ; dans l’épaisseur des murailles s’ouvrent des abris pour l’étude ou pour la prière, qui ressemblent à des postes pour le combat.

Mais cet appareil féodal se déploie au milieu du plus riant paysage. Jusqu’à l’achèvement des travaux, les Pères continuent d’habiter une demeure d’apparence moins seigneuriale, mais d’un caractère encore noble et sérieux. C’est un vaste pavillon du siècle dernier. Du perron qui le précède on n’aperçoit plus rien de sévère ni de rude. Dans le ciel et sur la terre, sur les prairies, les bois et les eaux, une douceur charmante, « la douceur angevine » est répandue. Sur la colline aplanie en terrasse, un parterre à la française allonge ses pelouses rectangulaires, légèrement creusées au dedans, et qui forment comme quatre grands bassins de gazon, que les plus admirables fleurs, des œillets et surtout des roses, entourent d’un rebord éclatant.

Si loin que la vue s’étende, aucune clôture ne l’arrête. Le parc semble ne pas finir ; il se perd insensiblement dans les champs d’avoine et de coquelicots, dans les taillis que dominent de sveltes peupliers, dans les landes tachées de sable jaune, dans les lointains bleuâtres où le château de Sablé dresse, comme sur un socle de velours, sa façade presque royale. L’équilibre de ce paysage en fait la suprême beauté. La plénitude et le vide,