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universelle, représentative et, pour ainsi dire, capable de toute l’humanité.

Songez pourtant à la monodie grégorienne. Vous en apercevrez bientôt le principe collectif et le caractère fraternel. La mélodie est peut-être plus capable encore que la polyphonie d’exprimer l’unité et de la créer. Il y faut sans doute certaines conditions, dont la première est le nombre des voix. En réalité c’est le solo, plus que la mélodie, qui est égoïste, et, dans un chœur à l’unisson, la pluralité des chanteurs rachète l’individualité du chant. L’unisson nombreux, et par conséquent le plain-chant, voilà peut-être la musique sociologique par excellence. En écoutant les religieuses ou les moines de Solesmes, je pensais que leur admirable chœur est l’idéal du chant grégorien, mais qu’il n’en est aussi que l’esquisse. Cet art n’est pas seulement fait pour l’élite ; il a besoin de la foule comme la foule a besoin de lui. Tel Kyrie, tel Sanctus, admirable à Solesmes, serait sublime sous les voûtes de Paris ou de Chartres, entonné par des milliers de voix. Symphonie de pierre, a-t-on dit souvent d’une cathédrale. Oui, car elle est issue tout entière d’une forme primitive, à laquelle se rapportent et se soumettent des formes dérivées et multiples. Et sans doute une cathédrale est aussi le chef-d’œuvre d’un art profondément sociologique. Pourtant, qu’on associe à sa polyphonie muette une musique homophone, que le Stabat ou le Parce Domine s’élève et remplisse les nefs, alors on pourra décider si l’unanimité parfaite est mieux exprimée par le concert des lignes ou par l’identité des sons.

Image d’un chœur universel, le chœur choisi des moines ou des moniales m’en parut la plus merveilleuse image. Je n’aurais pas cru possible à tant de voix de n’être qu’une voix. Jamais une d’elles ne devançait les autres ; jamais après les autres nulle non plus ne s’attardait. Unique ainsi dans la durée, c’est par la qualité surtout que cette voix était unique. Composée de tous les timbres, aucun timbre particulier ne s’y reconnaissait plus. Féminines ou viriles, de quelles voix, me disais-je, n’est pas faite cette voix ! Les unes furent impérieuses et souveraines ; d’autres, plus humbles, ont supplié. Il en est qui ont crié des commandemens de guerre ; il y en a qui murmurèrent des paroles d’amour. Parmi ces voix de femmes, quelques-unes ont bercé des sommeils d’enfant. Joyeuses et libres, toutes ont jeté jadis aux échos de la plaine, de la montagne ou de l’océan, leurs chansons de