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de Solesmes, » qui décorent les deux côtés du transept : l’un représente l’ensevelissement du Christ ; l’autre, le plus beau, celui de la Vierge. Et les moines, qui ne chantaient que Dieu, ne chantaient que pour Dieu. Aussi comme ils chantaient ! Tantôt assis dans leurs stalles et tous ensemble ; tantôt quelques-uns d’entre eux se détachant et formant un cercle devant l’autel. C’est la schola, le groupe des musiciens et des voix choisies. L’un d’eux conduit le chœur avec des gestes bas, marqués à peine. Ils commencent, et tout de suite on se sent en présence de quelque chose de parfaitement beau, de parfaitement pur. On ne voit, on n’entend rien que de juste et de net. Le chant est tantôt clair comme le jour qui tombe des vitraux blancs, tantôt sombre comme le noir que font les grands manteaux sur le pavé de marbre. Alléluia ! Une longue phrase modulée, vocalisée lentement, s’enroule autour de la dernière syllabe du mot joyeux et doux. « Le juste fleurira comme le palmier ; il se multipliera comme le cèdre du Liban. » Les vocalises redoublent et la tige sonore elle aussi multiplie ses rameaux et fleurit. Je me souviens encore d’un Kyrie, d’un Sanctus, non pas fleuris ceux-là, mais robustes, bien que toujours élégans. Et surtout je n’oublierai pas l’émotion que me causa la simple procession des moines avant la messe. Pourquoi ? Était-ce un de ces jours, — il en est de tels pour chacun de nous, — qui nous trouvent plus tristes et plus las, plus fidèles à nos douleurs, hélas ! et moins forts contre elles ! Un de ces jours qui se lèvent sur toute notre misère et dont le soleil ne luit que pour attirer à nos yeux plus de larmes ! Sans doute c’est par un de ces matins que les moines passèrent à côté de moi. Deux à deux, en chantant, ils traversèrent l’église, ils franchirent le seuil. Dans les profondeurs du cloître, j’entendis leurs voix s’affaiblir, puis se perdre. Ce fut un instant de détresse affreuse et de complet abandon. Par bonheur les voix revinrent bientôt, et revinrent inaltérées. Alors j’éprouvai pour moi-même et réellement ce que j’avais cru parfois ressentir avec certains héros imaginaires et pour eux : avec Robert sur le seuil de la cathédrale de Palerme, avec Faust surpris par les cantiques et les cloches de Pâques. J’écoutais comme eux ; comme eux je buvais avec avidité chacune de ces notes pures et fraîches, et pour la première fois, je comprenais pleinement ce que saint Augustin, dans une page célèbre, a rapporté des chants sacrés, de leur douceur et de ses larmes : Currebant lacrymæ et bene mihi erat cum eis.