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II

Observons avant tout que les mêmes mots ne veulent pas dire exactement les mêmes choses en Europe et en Amérique, en français et en anglais, n’expriment pas toujours les mêmes idées, n’ont pas surtout la même portée. « Archimède, a dit Plutarque, eut le cœur si haut et l’entendement si profond qu’il ne daigna jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de dresser toutes ces machines de guerre, mais réputant toute cette science d’inventer et composer machines, comme aussi tout art qui apporte quelque utilité, vil, bas et mercenaire, il employa son esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté et subtilité ne fut aucunement mêlée avec nécessité[1]. » Je ne crois pas que cette manière de comprendre la science, qui n’est pas rare en Europe, soit très commune en Amérique. On veut là-bas que la science « paie ; » et c’est justement les applications qu’on en admire et qu’on en poursuit. Pareillement, le mot de rationalisme n’y signifie pas tant ce qui est « rationnel, » à l’allemande ou à la française, que ce qui est « raisonnable ; » ce qui est conforme aux principes de la raison pure que ce qui est analogue aux données du commun bon sens ; et ce qui est conséquent, logique, et cohérent que ce qui est d’usage ou, pour ainsi parler, de commerce habituel entre gens d’esprit sain, d’humeur agissante, et de bonne volonté. Pareillement encore, l’individualisme en Amérique, — et peut-être en Angleterre, — ne consiste pas du tout à se permettre, comme chez nous, tout ce qui n’est pas expressément défendu par la loi, et à s’arroger au besoin le droit de se mettre au-dessus d’elle, mais à ne vouloir être sujet que de la loi, et à ne la combattre ou à la réformer, s’il y a lieu, qu’en s’aidant d’elle. N’est-ce pas ce que voulait dire tout récemment encore, dans un remarquable article du Catholic World, Mgr Keane, l’ancien recteur de l’Université de Washington. « En Amérique, écrivait-il, tout naît et se développe spontanément, à mesure et sous l’impulsion des faits ; nos actions ne se dirigent point conformément à des lois scientifiques, elles ne s’inspirent que des leçons de l’expérience ; la liberté de nos choix ou de nos résolutions n’est gênée par la contrainte ni d’aucunes traditions ni d’aucuns préjugés ; et toutes les fois enfin que notre

  1. Plutarque, Vie de Marcellus.