Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incroyable d’invention, se surpassant toujours lui-même par les tours de force du praticien qui égale en lui le poète. Quelque temps avant qu’il ne se fût révélé, les connaisseurs avaient pu remarquer les verreries de Brocard et de Rousseau. Le premier s’est adonné aux reproductions des verreries musulmanes. Il a retrouvé la lampe d’Aladin, les émaux durs auxquels ont excellé les Arabes, et il y a si bien réussi que plusieurs de ses lampes de mosquée, fabriquées vers 1880, figurent aujourd’hui dans certains musées, indiquées comme datant du XIIe siècle ! Ses buires, ses bols, ses bassins de verre autour desquels s’entrelacent capricieusement des cordons d’émail ont toutes les séductions de formes et de couleurs. Rousseau, lui, qui est mort voici quatre ou cinq ans, mais qui a laissé un digne successeur en M. Léveillé, a eu les qualités d’un rénovateur. Il possédait l’amour du verre pour la matière même et s’est appliqué à embellir celle-ci de toutes les richesses de nuances capables de la faire valoir. Il a eu, au degré suprême, le sens du précieux dans les vitrifications. Tout devenait gemme entre ses mains. Le verre s’empourprait d’un suc de rose au contact des sels d’or, s’éclaboussait d’un jet de sang là où l’oxyde de cuivre le venait marquer, empruntait au manganèse la transparence violette de l’améthyste ou bien laissait jouer le jaune d’étain, pareil à une huile dorée, dans ses craquelures lumineuses[1]. Le plaisir des yeux par la splendeur du coloris, voilà ce que cherchait avant tout Rousseau. Cela n’a pas suffi à Emile Gallé, qui, lui, a voulu faire dire au verre ce que personne avant lui n’avait ambitionné de lui demander, des choses subtiles et tendres, compliquées et délicates. Par la grâce de son imagination inventive, tout devient sous ses doigts motif d’ornementation. Il prend ses sujets autour de lui et en lui-même. D’une coquille commune de Lorraine, il sait tirer une forme de vase, et aux flancs de ce cornet de verre d’une limpidité d’eau courante, il grave des enfans nus chevauchant des escargots aux cornes étirées. Tantôt il consacre une coupe aux fameuses grilles de Nancy, ou bien il célèbre à l’occasion d’un mariage, d’une naissance, d’un événement familial quelconque, ou de quelque incident historique, tel que le voyage de l’empereur et de l’impératrice de Russie en France, les sentimens qu’évoquent de pareilles commémorations. Avec une adresse prestigieuse il sait tirer des fleurs

  1. L. de Fourcaud, Revue des Arts décoratifs, t. V, p. 260.