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littérature qui se développe chaque fois que domine l’influence féminine.

Quand on se reporte aujourd’hui à cette littérature mondaine, on y trouve un singulier mélange. Pour ne prendre qu’un exemple, l’Heptaméron, reste aux yeux d’un lecteur moderne, une des œuvres les plus déconcertantes. Ce recueil de contes excessivement hardis est un livre d’édification écrit par une honnête femme au tour d’esprit un peu prêcheur. Dans ce livre de morale, la morale la plus délicate se rencontre avec la plus facile et ne semble pas choquée de la rencontre. Les détails sont scabreux et les réflexions sont fines. L’expression est encore en maints passages d’une souveraine impudeur. C’est bien la preuve qu’il reste aux femmes beaucoup à faire. Il leur faudra du temps pour installer à la place de la grossièreté des sentimens et du langage la politesse ou simplement la décence. Il en est de même dans la vie réelle. La spiritualité et la sensualité y voisinent et ne sont pas gênées du voisinage. Les exemples sont éclatans et nombreux de ces amours de tête qui ont autant de violence et plus de durée que les amours de chair. Vittoria Colonna est célèbre entre toutes pour les passions qu’elle a inspirées et pour l’honnêteté qu’elle a su garder. Michel-Ange à cinquante et un ans s’éprend de la marquise de Pescara, qui en avait trente-six, et qu’il ne devait voir que douze ans plus tard. Ce n’est ni pour sa beauté, ni pour son esprit qu’il l’aime, mais c’est parce qu’il l’aime ; cet amour s’exprime en sonnets enflammés, en lettres enthousiastes que le timide grand homme écrit, recommence et n’ose envoyer. Il ne demande rien à la femme, objet de ce culte ; seulement il lui a voué sa vie. Elle meurt, et il n’ose, même dans la chasteté de la mort, effleurer ce front de ses lèvres. Le jeune Lescun, grièvement blessé à la bataille de Pavie, se fait transporter chez sa « chère dame et patronne » la marquise Scaldasole, et meurt dans ses bras délicieusement. L’amour de Marot pour Marguerite de Navarre est de même nature, à cette différence près qu’il y entre moins de passion et beaucoup plus d’esprit. La pureté est ce qui caractérise l’amour qui s’adresse aux princesses. Et enfin, on aurait quelque peine à ranger Diane de Poitiers parmi les maîtresses platoniques. Néanmoins, si l’on voit un prince, un roi de France, Henri II, aimer avec la sincérité et la constance que l’on sait une femme de vingt ans plus âgée que lui, l’explication la plus satisfaisante de ce « cas » ne doit-elle pas être cherchée dans l’influence d’idées romanesques venues des livres et qui peu à peu s’imposent à la réalité de la vie ?

Cet amour épuré de toute matérialité et qui ne s’adresse qu’à l’âme n’est en aucun temps et, en dépit d’exceptions que nous enregistrons