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d’elle avec confiance et avec joie. « Tout sert à la vertu pour parvenir à la vraie félicité, dit le Tasse dans un Dialogue sur la vertu. Elle tire parti des richesses, des honneurs, des magistratures, des armées, des commandemens qui lui permettent d’agir avec plus de liberté et de grandeur ; elle fait servir à ses fins les armes, les chevaux, les riches ameublemens, les statues, les tableaux, tous les ornemens de la prospérité, les amitiés aussi et les joyeuses compagnies, et de tout cela elle fait son profit. » Pourquoi se refuser à entendre cet appel au bonheur, cri jamais étouffé que jette la création tout entière ? N’est-ce pas Dieu lui-même qui a paré la nature de tant d’attraits ? Et s’il nous a créés capables de les sentir et d’en jouir, n’est-ce pas un signe de sa volonté ? Cessons donc d’être les bourreaux de nous-mêmes et de vivre en indigens au milieu de toutes les richesses répandues à profusion pour charmer ce court passage que nous faisons sur une terre hospitalière. Rouvrons la source des voluptés. Rétablissons l’équilibre entre les forces de notre nature dont aucune ne doit être perdue. Remettons-nous à l’école des Grecs, et retrouvons dans leurs exemples et dans leurs leçons le secret de l’activité harmonieuse.

Le moyen âge s’était courbé sous l’autorité d’Aristote. L’Italie moderne en appelle d’Aristote à Platon. Dès la fin du XVe siècle, nous voyons s’organiser la théorie du néo-platonisme. Platon enseignait que les idées, types éternels des choses visibles, sont la seule réalité. Notre âme, engagée dans la matière, n’aperçoit que des apparences ; mais, à mesure qu’elle se libère de sa prison, elle s’élève vers les idées, elle les voit briller dans leur beauté, elle s’élance jusqu’à elles dans un élan d’amour. De là, et par des transformations que l’antiquité n’avait pas soupçonnées, est sortie la doctrine des deux amours, l’amour des sens qui de sa nature est vulgaire, grossier et ne s’attache qu’aux choses basses, celui de l’âme, noble, éthéré, et qui est vraiment le pur amour. Il vient de Dieu et il nous y ramène. Mais c’est la femme qui nous l’inspire. Ainsi l’explique Bembo dans un discours célèbre : « La beauté terrestre qui excite l’amour est un influx de la beauté divine, s’irradiant parmi la création ; sur des traits réguliers, gracieux et harmoniques, elle se fixe comme la lumière ; elle pare ce visage, elle y reluit, elle attire les yeux, et par-là elle pénètre l’âme, l’émeut, la délecte, y fait naître le désir. En sorte que l’amour naît réellement d’un rayon de la beauté divine transmis par un visage de femme. Par malheur, les sens parlent ; on voit dans le corps lui-même la source de la beauté, on satisfait un appétit, et l’on arrive vite à la satiété, à l’ennui, souvent à l’aversion. » Platon n’eût pas manqué