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êtes-vous les premiers apôtres ou les seuls dispensateurs ? Elle n’est, ni aussi jeune, ni aussi originale que vous l’imaginez. En vérité, ce n’est guère que l’ancienne morale remise à neuf. Elle se rencontre dans les vieux évangiles et dans les vieilles bibles. Elle ne vous appartient pas en propre et n’a pas besoin de vous pour triompher. Une morale, après tout, peut être sociale sans être collectiviste ni socialiste. Bien mieux, vous qui prétendez la réaliser dans sa plénitude, vous la détruiriez dans son principe ; le collectivisme l’annihilerait en prétendant l’imposer. Rendre la morale légalement obligatoire, la convertir en lois et en articles du code, c’est lui enlever son caractère de morale. Une morale n’a de vie, elle n’a de prix qu’en tant qu’idéal librement conçu et librement accepté. Allez-vous décréter la vertu ? enjoindre la fraternité par ukase ou par ordonnance de police ? La contrainte légale est mortelle à la morale. Et pourquoi n’y aurait-il pas de fraternité, pourquoi pas de solidarité, en dehors de la coercition légale, ou de la réglementation collectiviste ? Fraternité et liberté sont-ils donc des termes qui s’excluent ? Ne sont-ce pas, au contraire, deux termes connexes, et qu’est-ce qu’une fraternité obligatoire ? Qui dit fraternité dit amour. Vous prétendez nous acculer au règne de la force et ne nous laisser de refuge que dans la lutte pour la vie. La lutte pour la vie, vous ne la supprimerez point, par la loi ; mais, à la lutte pour la vie, nous défendez-vous de préférer l’union pour la vie, ou mieux l’entente pour la vie ? Union des volontés, entente des cœurs, coopération des intelligences, association des forces et des efforts entre hommes libres, n’est-ce pas, aussi, un idéal et un idéal vraiment humain ? Et pourquoi cet idéal de libre entente serait-il plus chimérique que votre rebutante doctrine d’union par la contrainte légale ? Pourquoi ne pas demander, à l’association et à la liberté, la solution des problèmes qui obsèdent le monde contemporain ? Là, peut-être, est le secret de l’avenir, la conciliation des deux termes opposés, le principe de régénération que vous cherchez, en vain, dans la force et dans le pouvoir, car la contrainte est stérile, ou ses enfans sont mort-nés.

LE COLLECTIVISTE. — Beau rêve, mais rêve ! Rien de grand, dans notre pauvre humanité, ne s’est jamais fait sans la contrainte de la loi et la collaboration de la force. Se fier à la liberté et à la fraternité spontanée pour réformer le monde, c’est se leurrer soi-même ; nous ne sommes pas de ces voyans ingénus qui croient que, pour changer la face de la terre, il suffit de prêcher aux hommes