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machines qui dominent la vie contemporaine. Le mécanisme universel tue l’individu et l’individualité. Industrie, commerce, finances, travail et production, sous toutes leurs formes, les hommes, comme les capitaux, sont contraints de s’unir, de se syndiquer. La société anonyme n’est-elle pas, déjà, le grand instrument de production ? L’association, longtemps proscrite par la révolution, renaît partout à la fois. Dans toutes les sphères, dans tous les camps, chacun a le sentiment que le monde appartient aux corporations, aux syndicats, à la coopération, en un mot au groupement des forces. Malheur aux isolés ! comme à la guerre, ils sont voués à la mort ou à la défaite. L’individu se fait de plus en plus petit, il se ratatine, il s’amaigrit tous les jours. Il fut un temps où il était géant, et il n’est plus guère qu’un nain. Gouvernement, Eglise, Armée, il n’y a plus, dans le monde, que des puissances collectives. Du pape de Rome au dernier commis du Bon Marché, personne ne l’ignore. Vous faut-il des exemples ? Vous n’avez qu’à regarder les grands établissemens de crédit, les grandes compagnies industrielles, les grandes concentrations de capitaux et, en face, les vastes coopératives, les colossales Trade-Unions, les syndicats aux membres innombrables. Tout cela ne vous annonce-t-il pas l’approche d’une ère nouvelle ? Pour moi, tous ces groupemens, patronaux ou ouvriers, qui agglomèrent les hommes et les capitaux en des groupes d’une ampleur croissante sont la préface de la révolution prochaine. Le collectivisme qui doit se substituer à toutes les grandes compagnies et englober, producteurs et consommateurs, en une immense coopérative de production et de consommation, le collectivisme sera le terme fatal, l’aboutissement rationnel de toute l’évolution économique contemporaine.

L’ANARCHISTE. — Je connais cette chanson ; j’en ai les oreilles rebattues ; c’est un de vos refrains habituels. Ainsi donc, par ses grandes compagnies, le capitalisme conduit au collectivisme. Permettez-moi d’en douter. Vous vous payez d’apparences ; vous jouez sur les mots ; vous confondez des choses différentes, pour ne pas dire opposées. Comment assimiler une société par actions où chacun garde sa part individuelle, proportionnelle à ses apports, à votre société collectiviste où il n’y aura plus de part individuelle ? Ce sont deux conceptions et deux types opposés. L’un ne mènera jamais à l’autre. Association libre et collectivisme obligatoire restent deux termes irréductibles ; au lieu de frayer la