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dégoûteraient, presque également. Vous seriez capables de lui dresser des autels, de lui consacrer des fêtes, d’instituer, pour elle, tout un culte et un rituel, comme avaient fait, pour la déesse Raison, les déraisonnables révolutionnaires de 1793. Je ne veux ni culte, ni idolâtrie. Je suis iconoclaste, je casse la tête aux dieux que se fabrique la crédulité des hommes.

LE COLLECTIVISTE. — Le culte de l’Humanité, le seul être immortel, de l’espèce humaine, embrassée dans son ensemble, n’est pas une idolâtrie. C’est la seule religion rationnelle.

L’ANARCHISTE. — Je me refuse à diviniser l’espèce. Ce n’est pas l’humanité qui doit passer dieu, c’est l’homme. L’homme, voilà désormais le seul dieu, l’homme, ou mieux le moi, car un dieu ne peut adorer que soi-même. On disait, naguère, en croyant beaucoup dire : C’est nous qui sommes les princes ; nos fils diront : C’est nous qui sommes les dieux. L’homme est le vrai dieu vivant. L’homme est le seul dieu personnel. L’évolution de l’humanité ne sera complète que lorsque l’homme aura pleinement conscience de sa divinité, et que cette divinité encore latente, chacun des humains sera parvenu à la réaliser en soi-même. Vous voyez que nous avons encore du chemin devant nous. Un poète a dit : L’homme est un dieu tombé ; il se trompait, le vieux barde ; l’homme est un dieu enfant, un dieu en voie de croissance, le dieu de la terre ; — le ciel nous importe peu ; nous nous contentons de notre planète. Un dieu terrestre servi, à défaut d’anges invisibles, par des esclaves d’acier et par des agens physiques, dociles à son génie, un dieu qui trouve sa règle en soi, s’interdisant, par un légitime orgueil, tout ce qui est vil et pourrait souiller sa nature divine, telle est la vocation de l’homme moderne. Nous devons nous faire une âme divine, nous estimer et nous traiter nous-mêmes en dieux. Nous sommes des candidats à la divinité. Une société de dieux vivans, animés d’un respect mutuel, tel doit être le (rêve ultime, sinon la destinée dernière de l’humanité. Car, pour qui réfléchit, être pleinement homme et être dieu, cela revient au même. Pauvre divinité ! direz-vous, qui passe, qui vieillit, qui meurt ; mais nous est-il permis d’en concevoir une autre ? Puis, qui sait ? peut-être quelque Pasteur supprimera-t-il, un jour, les misères et les laideurs de la vieillesse ; peut-être saura-t-on rendre la vie saine et la mort douce. Des dieux mortels, pourquoi pas, après tout ? Qui peut poser pour un dieu, en notre âge scientifique, si ce n’est l’être autonome, libre de tout joug, qui porte en soi-même sa règle et sa loi.