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représenta qu’on se flattait de l’effrayer par de vaines démonstrations. Frédéric-Guillaume ne se laissa point intimider, et bientôt, par un habile artifice diplomatique, il réussissait à se dégager du traité d’alliance qu’il avait conclu avec l’Autriche. Le prince Kraft n’avait point perdu son temps à Vienne ; il méritait une récompense, il l’obtint. En octobre 1854, il avait été nommé capitaine-adjoint de l’état-major général ; le 8 janvier 1856, le roi l’attachait à sa personne comme aide de camp. Il avait le pied à l’étrier.

Cet homme distingué passa toujours pour avoir l’humeur chevaleresque et des principes religieux, sur lesquels il ne transigeait pas ; cependant il n’éprouva à Vienne aucun embarras de conscience. A la vérité, Jérémie lui inspirait quelque dégoût : « Il est désagréable, écrivait-il, d’entretenir des relations avec des gens de cet acabit ; mais c’est une nécessité de la vie diplomatique, et quiconque ne surmonte pas ses répugnances perdra la partie, comme le général qui se refuse à payer des espions. » Il faut une forte dose de badauderie ou de pharisaïsme pour prétendre que les mêmes règles de conduite sont applicables aux intérêts publics et aux intérêts particuliers, qu’un général, un diplomate, un homme d’État se déshonore en recourant dans l’exercice de sa profession à certaines ruses qu’il s’interdit dans la vie privée. Est-ce à dire que tout lui soit permis ? Tel artifice, tel stratagème est une manœuvre odieuse, tel autre est une belle invention ou « un idiotisme de métier. » Ces questions délicates sont une riche matière à distinguo, et le prince Kraft de Hohenlohe montra qu’il était un bon casuiste.

Il avait suivi à l’école de guerre les cours de jurisprudence militaire du conseiller Fleck, et appris de lui qu’il n’y a que les sots qui prennent au sérieux la fameuse maxime Fiat justilia, pereat mundus ! ce qui revient à dire : périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Dans le fait, la vraie justice, celle qui est une vertu et une raison, n’a jamais mis en péril ni les colonies ni les sociétés. Ce n’est pas sa faute si on invoque témérairement son nom, si sans la consulter on l’emploie à couvrir de son hermine des calculs intéressés ou des passions haineuses. Les emportés et les habiles qui, comme certain personnage d’une vieille nouvelle italienne, courent les rues, vêtus de deuil, en criant que la justice est morte, ne sont pas tous des justes.


G. VALBERT.