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— Cela ne suffira pas, dit le chef kirghiz en hochant sa tête énorme et hirsute.

— Comment ? N’es-tu pas sujet russe ? La convention avec la Chine est formelle. Tous les sujets russes, marchands, fonctionnaires ou autres, qu’ils soient indigènes ou européens, ont le droit de pénétrer et de circuler librement en Kachgarie, quand ils sont munis d’un passeport officiel délivré par un chef de district de la frontière.

— Ce n’est pas ainsi que je voudrais aller à Kachgar. Cela, c’est bon pour les marchands.

— Qu’est-ce que tu veux donc ?

— Je voudrais aller à Kachgar pour prendre et piller la ville… Avec la permission du tsar blanc. Mes hommes s’ennuient. Ils mettent chaque année en réserve des armes et des provisions pour les jours d’expédition. C’est un vieil usage. Voilà dix ans qu’ils en amassent et qu’ils n’ont rien fait. Leurs approvisionnemens sont complets et se détériorent. Ils se plaignent. On ne fait pas la guerre. Nous ne pouvons plus piller le Ferganah, selon l’ancienne coutume. Ne puis-je pas au moins mener mes gens au pillage de la plaine de l’Est ? Voilà bien longtemps que nous laissons les Chinois tranquilles, là-bas. Ils ne doivent pas être sur leurs gardes, et nos chevaux sont gras.

L’homme d’Etat sourit de la simplicité du sauvage.

— Pas encore, se borna-t-il à répondre avec cette fine et féroce bienveillance qui est l’un des caractères de la diplomatie russe.

Quant à moi, je fus enchanté du discours et des idées de ce brave Kiptchak, congénère et lointain émule de Bibars l’Arbalétrier, autre mercenaire de même race, qui devint sultan d’Egypte, conquit une partie de l’Asie et domina le monde oriental, avec des principes analogues, mais dans un autre temps.

Hélas ! ceux de Mirza Païas l’ont conduit presque aussi loin, mais moins haut. Lui et les siens ont fini tragiquement. Pour le raconter, j’empiète sur l’avenir et je sors un instant des limites de mon journal.

Six ans plus tard, en 1896, repassant par les environs des mêmes localités, je demandai des nouvelles de toute cette famille, dont j’avais gardé de fort bons souvenirs. Les nouvelles furent déplorables. Sur quatre membres de la famille qui vivaient encore peu de temps auparavant, deux venaient d’être pendus, et les deux autres, au nombre desquels était Mirza Païas, avaient été