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piquer comme des moucherons. Même licence est accordée aux journaux satiriques. Les bonshommes qu’ils représentent et font parler furent longtemps grotesques, nains, contrefaits. Le journal caricatural se sent si bien le continuateur du « fou de cour » que, dans plus d’un pays, il en a pris le nom. Il s’est appelé, en France, le Nain Jaune et le Triboulet ; en Angleterre, le Punch ; à Zurich, le Miroir des fous (Narrenspiegel), à Saint-Pétersbourg, le Bouffon (Chout) ; à Buda-Pesth, Bolond Istok (Etienne le fou) ; à Turin le Pasquino. A Vienne, le Kikeriki porte la crête de coq des fous du moyen âge. L’un d’eux, le Triboulet français, fut l’un des derniers serviteurs de la monarchie. Quand tous les descendans des seigneurs de François Ier quittèrent, un à un, le parti du Roi, — qui ne s’amuse plus, — seul, le pauvre fou, célébré par Rabelais, le vieux serviteur difforme et fidèle ne se rallia pas. Il secoua ses grelots et lutta le dernier contre la Démocratie, avec cette marotte qu’en signe de dérision la monarchie lui avait mise à la main…

Quand le titre même du journal n’évoque pas l’idée du « fou, » les artistes créent, pour dire ses vérités au monde, des personnages falots ; pauvres hères, descendans de Ménippe et d’Esope, en passant par Piculph et Jehan le Fol. Gavarni a créé Thomas Vireloque, Traviès a créé le bossu Mayeux et le chiffonnier philosophe Liard. Le caricaturiste Kio-Saï a signé la plupart de ses ouvrages : le fou, ou encore Shoofoo Kio-Saï, le singe ivrogne et fou. Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’eux pour faire entendre des vérités aux rois. Les rois les ont assez entendues, crachées par le canon de l’émeute ou vues à la lueur des flammes de pétrole ; — mais il est, plus que jamais, nécessaire de les faire entendre et voir à la Démocratie.

Pour cela, le caricaturiste est armé d’un outil plus puissant que l’écrivain, parce qu’il peut, avec cet outil, signifier plus clairement sa pensée à la multitude. L’autre raisonne : il évêque. L’autre démontre : il montre. Selon le vœu de Gœthe qui voulait qu’on dessinât plus qu’on ne parlait, il ne parle pas : il fait appel au sens de la vue et les sens saisissent plus vite que l’esprit et sont plus répandus que le jugement. Les commerçans le savent qui, au lieu d’afficher des discours, commandent à nos caricaturistes des allégories où l’on voit quelque hercule de foire prendre, avec la gaucherie des hommes forts, une tasse d’un bouillon fameux ou un gendarme se mirer dans une botte qu’un cirage sans pareil